La porte de la chambre s’ouvrit alors qu’il trempait
ses tartines dans le café tiède. Elvire s’étira en bâillant les pans de sa chemise
de nuit rose, ferma ses poings de poupée, poussa un grognement de plaisir avant
de lancer la phrase qui inaugurait chacune de leurs journées communes depuis
près de quinze ans.
-
Oh, cette nuit j’ai bien dormi…
Valère Notermans leva les yeux et il anticipa le
moindre geste de sa femme. Il se promettait souvent de changer un objet de
place pour voir si cela compromettait le déroulement du rituel ou s’il existait
encore assez de ressources en elle pour s’adapter à l’inattendu… Il se
contentait d’imaginer des scénarios qui tous, sans exception, s’achevaient dans
le plus grand tragique.
Ses nuits étaient peuplées d’apocalypses.
Il lui arrivait quelquefois de la regarder, dans la
pénombre, quand une émotion trop forte l’obligeait à s’asseoir brusquement dans
le lit, pour calmer les battements de son cœur et dissiper la peur. Les
cauchemars s’effilochaient comme des brumes touchées par le soleil sur la
lande. Elvire gisait, immobile, les yeux recouverts d’une feutrine noire, et il
s’était souvent penché pour saisir le filet d’un souffle, le frémissement de sa
poitrine, la croyant morte. Savait-elle seulement que les rêves
existaient ? Peut-être pensait-elle qu’il s’agissait là d’intermèdes
publicitaires dans le néant de ses nuits.
-
Oh, cette nuit j’ai bien dormi…
Au premiers temps de leur vie commune, cette manière
de souligner par la parole le moindre de ses faits et gestes l’enchantait. Il
semblait à Valère qu’elle mettait ainsi en valeur des événements dont
l’importance était masquée par leur apparence anodine. Elvire attirait son attention
amoureuse sur son corps, sur sa capacité à déplacer l’air, à capter le soleil.
(…)
Peu à peu, il s’était lassé du spectacle et les phrases
sans importance s’étaient mises à résonner dans sa tête. Il n’y eut bientôt
plus qu’elles, en bas de l’écran.
Une vie entière en version ordinaire sous-titré !
Didier Daeninckx ; Les figurants (1995)
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