Quelle est l’importance de la classe ouvrière ?
L'ascension de La France Insoumise (LFI) au rang de principale
force d'une gauche de rupture a suscité l'espoir chez des millions de citoyens
ordinaires qui subissent le joug de la dictature du profit. Le programme
de la FI intègre un grand nombre de revendications fondamentales du
mouvement ouvrier, telles que l'augmentation du SMIC, l'aide financière aux
étudiants et la taxation des plus fortunés, pour n'en citer que quelques-unes.
Cependant, La France Insoumise privilégie la stratégie de « l'unité du
peuple ». Or, les écrits théoriques les plus influents au sein de ce
mouvement tendent à suggérer que la classe ouvrière, bien que conservant une
certaine importance, n'est plus considérée comme l'acteur central d'une
stratégie visant à rompre avec le capitalisme.
Avec un ami, je débute un travail de réflexion et d'écriture afin de
clarifier cette question cruciale. Je republie ci-dessous un texte que
j'avais rédigé il y a quelque temps sur ce sujet. Tout commentaire est le
bienvenu à l'adresse john point mullen arobase wanadoo.fr.
La classe ouvrière: la force pour changer le monde (article de
1996, archivé ici)
La reprise économique en France a coïncidé avec la victoire de la gauche
plurielle en 1997. Le chômage, qui pesait lourdement sur la vie politique et
sociale du pays, a baissé mais il reste à un taux important. Les entreprises
françaises réalisent chaque année de gros bénéfices. Mais dans le même temps,
les salaires sont gelés ou n’augmentent que faiblement.
Le gouvernement de Jospin est soumis à une double pression. Il y a des
pressions d’en haut, les milieux patronaux, et des pressions qui s’exercent par
en bas, grèves au ministère des finances et grèves dans l’Education, toutes se
sont traduites par la démission du ministre.
On peut se réjouir de certaines des réformes de la gauche, comme le Pacs,
qui sont des avancées sociales. D’autres, comme la Couverture Maladie
Universelle, révèlent surtout l’ampleur des dégâts sociaux de près de vingt
années de politiques d’austérité. Le plafond de ressources pour bénéficier de
la CMU a été fixé, pour une personne seule, à 3500 francs par mois. La mesure
devrait concerner six millions de personnes.
La croissance économique, contrairement à la période dite des "trente
glorieuses", ne permet plus une hausse générale du niveau de vie de la
population. La précarité se généralise. La catégorie des travailleurs pauvres
est apparue récemment dans les enquêtes sur l’ "exclusion", elle
englobe plus de trois millions de salariés qui vivent avec moins qu’un SMIG.
Les allocataires des minima sociaux, comme le RMI, le minimum vieillesse ou
l’allocation adulte handicapé, sont plus de trois millions.
Le capitalisme est un système économique mondial. Son moteur est la logique
du profit. Les dégâts engendrés par la dictature du profit apparaissent chaque
jour, que l’on parle de l’environnement (naufrage de l’Erika) ou de
l’alimentation ("vache folle"). C’est un système où chaque jour des
milliers de milliards de dollars sont joués dans les bourses aux quatre coins
du globe, mais où 2,8 milliards d’humains vivent avec deux dollars par jour.
La gauche a renoncé à transformer la société, à lutter contre la dictature
du profit. Mais existent-ils encore des forces capables de s’opposer aux
patrons et à la logique (ou plutôt la folie) de l’économie de marché?
L'une des idées centrales défendues par Marx, est que la classe ouvrière,
les travailleurs ont seuls le pouvoir de transformer le monde pour en faire une
société démocratique qui prendrait en compte les besoins humains. Elle trouve
peu de soutien aujourd'hui.
Les médias, qui sont sous le contrôle de grands groupes privés, nous
vantent, d’une manière ou d’une autre, le capitalisme comme étant un horizon
indépassable. Des bataillons d’experts démontrent pour la énième fois que Marx
avait tort d’affirmer que le capitalisme pouvait être balayé par la classe
ouvrière.
Ceux qui affirment que la classe ouvrière n'existe plus ou n'a plus la
capacité de se révolter ont connu un démenti avec les grèves de masses à la fin
de 1995. Mais même ces grèves n'ont pas convaincu la majorité de la population
que la classe ouvrière peut s'unir pour prendre le pouvoir dans la société.
Nombre d'auteurs, tout en prévoyant de nouvelles explosions sociales, ont
déclaré qu'il ne s'agissait pas d’un retour de la lutte des classes.
Dans l'opinion publique, les milieux politiques et intellectuels, un
consensus écrasant affirme que la perspective marxiste d'une révolution
socialiste est dépassée, "un vieux récit nostalgique du XIXème
siècle" . Dans un livre récent, un ancien révolutionnaire de 1968 raconte:
"Plein de gens apparemment intelligents pensaient que la révolution
ouvrière était possible. On était très nombreux à croire dans de telles
conneries à l'époque."
Trois types d’arguments dominent le débat:
1) La classe ouvrière représenterait désormais une minorité des exploités et
des opprimés, et n'aurait donc plus la force de renverser le système en place.
2) Les travailleurs dans les pays développés seraient de nos jours des
privilégiés, achetés par le confort. Ainsi ils n'auraient plus envie de
renverser un système qui somme toute les favorise. On en conclut ou bien que la
révolte de masses ait disparu à jamais, ou bien qu'il faudrait désormais
regarder vers les "exclus" (chômeurs, sans-abris...) ou vers le
tiers-monde. La division fondamentale de la société se tracerait entre ceux qui
sont dans le système (essentiellement les travailleurs), et ceux qui sont
"exclus" du système (chômeurs, pauvres, ou précaires).
3) Les travailleurs seraient trop divisés et trop influencés par les
médias. Les jeux du cirque modernes sont incontestablement les programmes de
télévision.
Le but de cet article est d'expliquer pour quelles raisons nous croyons 1)
Que la classe ouvrière est plus grande qu'elle n'a jamais été, à la fois en
France et au niveau mondial. Elle se trouve au coeur de la production des
richesses et de la réalisation du profit, elle a donc le pouvoir de renverser
le capitalisme.
2) Que les intérêts de toute la classe ouvrière sont les mêmes. Les
salariés ont les mêmes intérêts que les chômeurs, les employés des services les
mêmes que les ouvriers industriels, les travailleurs du secteur public les
mêmes que ceux du secteur privé. Les travailleurs des pays développés ont les
mêmes intérêts que ceux des pays dominés ou les pays pauvres. Les théories de
"l'exclusion" ne peuvent pas expliquer la société dans laquelle nous
vivons.
3) Que la lutte entre les travailleurs et les capitalistes est permanente
et inévitable. Dans la dynamique des luttes partielles contre le système (pour
des salaires, contre des licenciements, pour de meilleures conditions de
travail), les travailleurs peuvent prendre conscience de la possibilité et de
la nécessité de renverser le capitalisme.
Quelle analyse de classe ?
On ne dessine pas le même plan d'un quartier si on est architecte ou guide
touristique. Il en est de même quand on dessine un "plan" de la
société - une analyse de classes.
Différentes personnes analysent les classes sociales pour diverses raisons.
Pour des entreprises de marketing, par exemple, il s'agit de calculer quelle
demande il peut y avoir pour un produit dans une couche donnée de la
population. Elles se basent sur le niveau des revenus, les habitudes
culturelles, les peurs et les espoirs des gens à un moment donné.
Nous, socialistes révolutionnaires, voulons analyser les classes sociales
parce que nous voulons changer la société. Nous ne croyons pas que le système
de profit est éternel. Nous voulons savoir quelles sont les forces sociales qui
peuvent le renverser, et qu'est-ce qui peut amener les travailleurs à
reconnaître leur intérêt commun et à agir ensemble contre leurs exploiteurs et
leurs oppresseurs.
Ainsi les marxistes ne prennent pas comme point de départ le prestige, les
habitudes culturelles ou les goûts artistiques, mais plutôt les éléments qui
peuvent amener les gens à s'unir et à agir. Notre analyse est une analyse
matérialiste car elle met en avant la situation concrète de la vie des masses.
Pour comprendre la société il faut commencer par savoir comment les éléments
matériels (nourriture, logements, transports, logiciels...), qui nous
permettent de vivre, sont produits et contrôlés.
Une analyse de classe marxiste comporte trois éléments : a) Une analyse de
la position de classe - quel est le rôle d'un groupe dans l'économie, dans la
production. b) Une analyse de la conscience de classe - comment les gens
comprennent leur position collective et leurs intérêts collectifs dans la
société. c) Une analyse de l'action de classe - l'action collective entreprise
par une classe. Pour les travailleurs, il s'agit des grèves, des manifestations
etc.
Qu'est-ce
qu'une classe exploitée ?
Pour Marx, des classes sociales existent à partir du moment où il y a des
relations de domination et d'exploitation entre un groupe et un autre. Un
groupe (les capitalistes) vit - et assoit sa domination sur la société - à
partir des fruits du travail d'un autre groupe (les travailleurs), qui, lui,
est obligé de travailler sans pouvoir en contrôler le résultat. Une classe
sociale ne peut pas exister toute seule. Pour avoir des esclaves, il faut des
propriétaires; pour avoir une classe ouvrière exploitée, il faut des
capitalistes qui accumulent des profits.
Qu'est-ce
que l'exploitation ?
Le mot "exploitation" n'est pas très à la mode. Les mots en vogue
pour parler des inégalités et de la pauvreté, sont "exclusion" et
"fracture sociale". Ils expriment le dénuement dans lequel vit une
grande partie de la population mondiale, mais ils gardent le silence sur les
sources de ces inégalités sociales.
L'exploitation consiste en ce que le travailleur salarié ne reçoit pas tous
les fruits de son travail, et ne contrôle pas la distribution de ces fruits.
Toutes les richesses sont créées par le travail. Des diamants sous la terre
ne peuvent pas être utilisés ni vendus et donc ne peuvent pas être considérés
comme des richesses. Du charbon ne devient richesse qu’après avoir été extrait
par le mineur. Tout ce qui peut subvenir aux besoins humains (logement,
nourriture, confort) nécessite l'application du travail.
Ce sont donc les travailleurs qui produisent toutes les richesses : le blé,
les immeubles, les films, les trains, les logiciels - tout ce qui permettrait à
tout le monde à vivre en confort. Mais ces richesses incroyables produites sont
contrôlées par une petite minorité de riches.
Nous allons voir ce qui se passe quand un salarié travaille et produit de
la richesse. Prenons d'abord la situation d'un ouvrier d’usine.
Les matières premières qui arrivent à l'usine valent beaucoup moins que les
produits qui en sortent. La différence (appelée parfois valeur ajoutée) vient
du travail.
Lorsque ce travailleur vend 39 heures de temps de travail à son patron et
est payé, mettons, 1500 francs, assez pour qu'il subsiste pendant cette
semaine, nourrisse ses enfants etc. Il produira en fait pour 1500 francs de
valeur ajoutée en beaucoup moins de quarante heures - mettons 10 heures. Les 29
heures restantes de la semaine seront du travail non payé, au profit du patron.
Le travail non payé est le secret caché de l'exploitation capitaliste.
Derrière l'échange apparemment "équitable" du contrat de travail
("une journée de salaire contre une journée de travail"), il est la
source de tout profit. Car dans ces 30 heures non-payées - le chiffre variera
bien sûr avec les circonstances et le niveau de technologie - le travailleur
produira pour 4500 francs de valeur en plus pour le patron ou pour les
actionnaires.
La relation est d'autant plus inégale que les travailleurs sont obligés de
travailler pour vivre. On peut parfois - surtout en temps de boom - choisir
entre tel employeur ou tel autre, mais on n'a pas les moyens de sortir de la
relation salarié-employeur. Le patron, lui, peut déplacer son capital ailleurs,
l'investir dans d'autres secteurs ou d'autres pays, ou même simplement quitter
le "jeu" et vivre de son capital.
Un travailleur dans une usine moderne peut produire pour des centaines de
milliers de francs de produits en une semaine. A l'usine Renault de Flins, ils
produisent 36 véhicules par salarié et par an. Le taux d'exploitation est donc
extrêmement élevé, et le pouvoir collectif des travailleurs très fort.
Le travailleur collectif
Mais la plus grande partie des salariés aujourd'hui ne travaille pas en
usine. Cela veut-il dit que les autres travailleurs ne sont pas exploités ?
Comment appliquer le schéma ci-dessus à la caissière du supermarché, à
l'employé de la sécurité sociale, à l'assistant en laboratoire, à
l'institutrice ou au cuisinier chez Mcdonald's ?
En effet, la description donnée ci-dessus s'appliquait plus exactement aux
débuts du capitalisme, ou des produits furent fabriqués dans des unités de
production relativement petites sous le contrôle direct du patron.
Pendant toute l'histoire du capitalisme, l'exploitation est devenue de plus
en plus un processus collectif, et de moins en moins quelque chose qui se passe
entre un patron individuel et un travailleur individuel.
Il est donc plus exact d'imaginer l'exploitation moderne comme suit.
Pour produire un milliard de francs de richesses, il faut que dix mille
salariés travaillent pendant un mois (mettons). Le montant total de leurs
salaires, (y compris les avantages en nature, services sociaux, droits à la
retraite etc), ne sera que de 400 millions de francs. Le reste, le montant du
travail non payé sera partagé entre les entreprises différentes, les banques et
l'Etat, les entreprises les plus puissantes prenant la part du lion.
Mais ces dix mille travailleurs ne travailleront pas tous dans la
production. Certains seront affectés au transport des marchandises, d'autres à
la rédaction des lettres et des fax nécessaires à la vente des marchandises,
d'autres encore au développement de logiciels pour améliorer la productivité ou
la comptabilité. D'autres encore à la maintenance de la qualité et la
disponibilité de la main-d'oeuvre (médecins, infirmières, institutrices,
enseignants).
Pour prendre un exemple purement hypothétique on peut imaginer que pour
produire chaque mois un milliard de francs de marchandise, et pour reproduire à
long terme la possibilité de continuer ce processus, il faudra 1 000 ouvriers
de production 1 000 techniciens 200 secrétaires 50 comptables 40 enseignants 20
infirmières 10 avocats 10 médecins 3 ouvriers de construction des routes 3
cheminots.... etc.
L'infirmière, tout comme l'ouvrier, est exploitée, parce qu'elle ne reçoit
pas dans son salaire sa part des richesses produites. C'est à dire que si elle
fournit disons 0,1% du travail total nécessaire pour produire ce milliard de
francs de marchandise, elle reçoit beaucoup moins que 0,1% des richesses
produites.
Cet exemple montre que l'exploitation du travailleur collectif comprend à la
fois les travailleurs du secteur privé et ceux du secteur public. Le travail
des employés de la Sécu ou de la RATP est nécessaire à la production, et ils ne
reçoivent pas toute la valeur de leur travail.
Marx avait déjà écrit sur la nature collective de l'exploitation quand il a
écrit sur la transformation du processus de production
Le produit est transformé de produit direct d'un producteur en un produit
social. Celui-ci est le produit d'un ouvrier collectif, c'est à dire un nombre
variables de travailleurs, dont chacun se trouve à une distance différente de
la manipulation concrète de l'objet du travail. Pour être un travailleur
productif, il n'est plus nécessaire que l'individu lui-même touche l'objet, il
suffit qu'il soit un organe du travailleur collectif et de remplir une de ses
fonctions subordonnées.
Nous verrons plus loin dans cet article que les travailleurs plus éloignés de
la production directe des marchandises savent également lutter et faire grève.
Le coût humain de l'exploitation
L'exploitation ne garantit pas seulement que les fruits du travail ne sont que
très peu donnés à ceux qui font le travail, et que les travailleurs soient
toujours sous pression de travailler plus pour moins de récompense. Elle assure
que la distribution des richesses produites est réglée entièrement par le
profit. Si la production d'une marchandise ne peut pas faire du profit, on ne
la produit pas, même s'il y a un besoin criant pour cette marchandise.
Le capitaliste collectif
La classe capitaliste tout comme la classe ouvrière a subi des évolutions
rapides au cours du XXème siècle. Là où, aux débuts du capitalisme industriel,
le patron était très souvent personnellement propriétaire de l'usine, de la
mine, etc., et récoltait ses profits à titre privé, aujourd'hui il s'agit de
groupes d'actionnaires, de holdings, de multinationales, qui font office de
capitalistes collectifs.
Ces évolutions ont laissé intact l'essentiel du rapport d'exploitation entre
travailleur et capital.
D'énormes fortunes se concentrent dans le mains d'un petit nombre de riches. En
1999, 800 très gros patrimoines étaient supérieurs à 100 millions de francs. La
plus riche femme de France, Liliane Bettencourt, pdg de L’Oréal, vaut 15,2
milliard de dollars. Ceci ne comprend que la fortune
"professionnelle", c'est à dire exclut ses biens personnels.
Regardons du côté des entreprises, 21 groupes français ont réalisé pendant la
seule année de 1995 des bénéfices de plus d'un milliard de francs.
Enfin, une partie non-négligeable des capitaux qui dominent l'économie
française sont des grandes multinationales comme Microsoft, (dont le patron
Bill Gates possède 65 milliards de francs), Nike, Murdoch etc.
La classe capitaliste vit cachée, ou plus exactement a ses quartiers, ses
écoles, être membre de la bourgeoisie ce n’est pas seulement détenir la
richesse matérielle, mais aussi le capital social et culturel.
L'Etat comme capitaliste
La classe capitaliste ne se résume pas seulement en des possesseurs de
portefeuilles d'actions. Dans le capitalisme moderne une partie importante des
capitaux est étatisée. Le secteur public présente les mêmes caractéristiques de
division de classe, entre une bourgeoisie d'Etat et une classe ouvrière
salariée du secteur public.
Les PDG des grandes industries nationalisées et les hauts fonctionnaires de
l'Etat font partie de la classe capitaliste. Le PDG de Air France
"gagnait" 1,4 millions de francs en 1995. Il y a d'ailleurs un
va-et-vient assez important entre les hauts cercles de fonctionnaires et les
conseils d'administration des grandes entreprises privées.
Aujourd'hui toute une partie du profit réalisée provient de l’achat et de la
vente d’actions, de matières premières ou de devises. C’est le domaine de la
spéculation, pratique courante. Elle assure que ceux qui ont beaucoup d'argent,
peuvent en accumuler toujours plus, tandis que ceux qui travaillent ne voient
que rarement leurs salaires augmenter.
Ainsi nous avons vu que l'exploitation est devenue collective. Les deux classes
fondamentales dont parlait Marx, les capitalistes et les travailleurs ont
évolué sans perdre leurs caractéristiques fondamentales d'exploiteur et
exploité.
La lutte des classes
Poussés par la concurrence, les capitalistes cherchent toujours et partout à
étendre le temps de travail non payé qu'ils extraient des travailleurs. Poussés
par des besoins humains et la conscience de l'injustice, les travailleurs
cherchent à le réduire. D'où d'un côté, l'accélération des cadences, les plans
de productivité, les diminutions de salaires, les plans de licenciements, et,
de l'autre côté, les revendications salariales, les grèves et toute la lutte
syndicale.
Une entente durable entre ces classes est impossible. Chaque centime gagné par
les travailleurs sur leurs salaires ou en coûts de sécurité sociale, avantages
divers, etc, est un centime enlevé aux profits des capitalistes.
L'approfondissement de la crise économique, dont la caractéristique
fondamentale est de rendre plus difficile la réalisation de profits, aiguise ce
conflit d'intérêts et mène nécessairement à des attaques plus dures contre les
travailleurs, et, en retour, à un énorme potentiel de résistance et de révolte.
Même en période de croissance, c’est un bras de fer constant entre patrons et
salariés.
Précarité: une arme patronale
Depuis 200 ans, la part de la population dépendant d’un salaire pour gagner sa
vie, a régulièrement augmenté. En 1931 les salariés représentent déjà 48% de la
population active. Aujourd’hui il y a 80% de salariés.
Une des armes les plus puissantes des patrons contre les travailleurs a
toujours été la précarisation. Loin d'être un élément nouveau, les emplois
précaires ont existé depuis le début du capitalisme, dans l'agriculture, dans
le bâtiment, dans les mines et dans les usines. C'est la montée en puissance du
mouvement ouvrier qui a réussi à imposer l'existence d'emplois stables, et
c'est la crise économique, doublée de l'affaiblissement des syndicats, qui a
permis une remise en cause massive de l'emploi stable.
A partir du milieu des années 1970, le travail précaire se redéveloppe à toute
vitesse. Toute une série de nouveaux types d'emploi précaire (TUC, SIVP, CES,
contrat de qualification, CIE) se rajoutent aux traditionnels contrats intérims
et vacataires, et les emplois à temps partiel ou à durée déterminée sont en
hausse.
Déjà en 1988, seul 46% des jeunes hommes et 37% des jeunes femmes, sur le
marché de travail, avaient droit à un emploi stable. En 1995, 70% des contrats
de travail signés étaient à durée déterminée ou de l'intérim. De 1983 à 1993,
la part des effectifs travaillant à temps partiel est passé de moins de 7 % à
plus de 11,5 %. En plus de ne pas avoir la sécurité d'un emploi stable, les
précaires sont beaucoup plus affectés par les accidents de travail.
Le développement du travail précaire augmente les profits. Il permet aux
employeurs d'embaucher des travailleurs seulement pour le temps dont ils en ont
besoin. Il permet de profiter d'innombrables aides du gouvernement pour
l'embauche de stagiaires, CES, contrats de qualification, et autres. Les
cotisations sociales sont supprimées pour certains types de contrats, mesure
qui représente avant tout un cadeau pour l'employeur.
Le secteur public également emploie de plus en plus de vacataires et d'agents
non-titulaires dans les hôpitaux, les postes, les écoles, qui ont des
conditions de travail bien inférieures à celles des autres salariés.
La précarisation du travail a surtout un effet disciplinaire. Il est bien plus
difficile pour les travailleurs en CDD ou intérimaires de se révolter. Et ceux
qui ont un emploi stable, on leur dit qu'ils sont des "privilégiés"
et devraient être contents de leur sort.
Beaucoup de commentateurs ont prétendu qu'il y a un conflit fondamental
d'intérêt entre travailleurs précaires et travailleurs stables. En fait, la
précarité menace de plus en plus de travailleurs et exerce une pression vers le
bas sur les salaires et les conditions de travail. Les traminots de Marseille
ont montré la voie début 1996. Ils ont fait une grève de plus d'un mois pour
que les nouvelles embauches se réalisent sur la base de leur statut.
Flexibilité
La flexibilité également se développe énormément. Le travail du samedi et du
dimanche et le travail de nuit suivent. La loi quinquennale de 1994 a introduit
la possibilité d'annualiser le temps de travail. Ce changement permet à
l'employeur de ne plus avoir à payer les heures supplémentaires, et de faire
varier les horaires en fonction des seuls besoins de la production.
En 1978 les horaires fixes concernaient 65% des salariés. En 1991 ils ne
concernaient que 52%, et cette tendance s'accentue. La précarisation du travail
et sa "flexibilisation " dans l'intérêt de l'employeur sont aidées
par les changements qui ont eu lieu dans le domaine de la forme juridique du
rapport entre le travailleur et "son" employeur.
Ainsi, des changements dans la législation ont permis un nombre de plus en plus
grand de salariés dans certains secteurs (informatique, transports) d'être
redéfini comme des "travailleurs indépendants". Conséquences, le
patron peut les employer seulement les heures ou les mois qu'il veut, et ils
peuvent perdre leur emploi du jour au lendemain sans aucun droit à des
indemnités de licenciement. Ils perdent également la plupart des avantages
gagnés par le mouvement ouvrier - le droit à être représenté par des délégués
du personnel, de recevoir un remboursement des frais de transport, etc.
Toutes ces transformations dans le travail laissent intactes le conflit
fondamental entre patron et salarié. Dans les paragraphes précédents, nous
avons vu ce qu'est une classe exploitée, comment l'exploitation est désormais
un processus collectif, et les transformations dans les entreprises modernes.
Dans les paragraphes suivants nous allons examiner différents groupes sociaux -
employés, cadres, fonctionnaires, classes moyennes, et voir ce qu’ils ont en
commun, ce qui permet de les définir comme appartenant à la classe ouvrière.
De moins en moins d’ouvriers?
On entend souvent que la vraie classe ouvrière est constituée seulement des
ouvriers industriels. Ceci n'a jamais été le cas. Il y a toujours eu une
participation des employés de transport, de commerce, etc., dans le mouvement
ouvrier. C'est en 1919 que la société des agents PTT et la fédération des
instituteurs rejoignent la C.G.T, en 1920 c’est le tour de la fédération des
fonctionnaires.
Et en tout cas, il est faux de dire que les ouvriers vont disparaître, ou
qu'ils ont moins de pouvoir social qu'avant. L'industrie n'est pas en train de
disparaître en France. La France est encore le quatrième exportateur industriel
mondial.
Certes, l'industrie manufacturière occupe aujourd'hui un pourcentage beaucoup
plus faible de la main d'oeuvre. L'industrie manufacturière qui employait en
1959 24,6% de la population salariée, emploie en 1989 17,9%. En 1974, elle
représentait 37,7% du Produit Intérieur Brut, en 1991 seulement 28,7%. De 1982
à 1990, l'industrie, y compris le bâtiment, a perdu 676 000 emplois ouvriers,
l'agriculture 32 000.
Ces chiffres donnent cependant une vision exagérée du déclin de l'industrie.
L'extension de la sous-traitance des activité annexes dans l'industrie
(nettoyage, secrétariat, gardiennage...) fait que ces emplois précédemment
classés dans le secteur industriel sont désormais comptabilisés dans le secteur
services. De plus, tous les ouvriers intérimaires (c'est à dire la moitié de
tous les intérimaires en France) sont classés comme des salariés du secteur
"services" quel que soit leur travail.
Au recensement de 1990, la France avait une population active de 25 millions de
personnes, 14 millions d'hommes et 11 millions de femmes. Parmi ceux-ci les
ouvriers, dans l'industrie ou ailleurs, représentent 30,7 %, soit 7,6 millions.
Les
conditions de travail
Les luttes syndicales depuis un siècle ont permis beaucoup d'améliorations dans
les conditions de travail. Pourtant, les ouvriers sont loin d'être des nantis,
et leurs conditions s'aggravent avec la crise.
Chaque année, il y a encore plus d’un millier de morts dans des accidents de
travail en France (890 décès et 53 000 incapacités permanentes en 1993). Une
enquête en 1991 trouvait qu'il y avait eu augmentation des rythmes de travail.
56% des ouvriers étaient tenus par des "normes ou délais courts",
contre seulement 31% en 1984. 31% des ouvriers subissaient le "contrôle
permanent de la hiérarchie", contre 22% en 1984. Un ouvrier sur deux
"ne peut quitter le travail des yeux"
Voici un exemple qui est loin d'être isolé. L'usine de confection de vêtements
Maryflo a connu une grève en août 1996 suite à une accélération des rythmes de
travail. "Le patron, montre en main, exigeait 28 montages de col à l'heure
contre 13 auparavant" expliqua leur déléguée.
Le
pouvoir des travailleurs reste entier
Il faut également souligner que les ouvriers ont encore aujourd'hui un énorme
pouvoir. En effet, la diminution du nombre d'ouvriers dans l'industrie signifie
avant tout qu'ils produisent chacun plus qu'avant, et donc qu'ils sont plus indispensables
pour leur employeur, d'autant plus que le niveau de technicité s’est accru. Le
pourcentage d'ouvriers titulaires d'un diplôme du niveau CAP ou BEP est passé
de 29% en 1982 à 42% en 1990. Une grève dans l'industrie de 1 000 ouvriers
aujourd'hui coûte bien plus cher à l'employeur que la même grève il y a 20 ans.
Les nouvelles méthodes de production tels que le "flux tendu" -
méthode qui réduit les stocks au minimum, faisant livrer les pièces détachées
au fur et à mesure de la production - augmente le pouvoir des ouvriers. En
effet, une grève dans une usine de pièces détachées peut paralyser rapidement
toute une industrie.
Les employés
La classe ouvrière est bien plus large que les seuls ouvriers. Tout d'abord,
les 7 millions d'employés, en France, en font également partie. La tradition
syndicale chez les employés est encore, pour l'instant, moins forte que chez
les ouvriers, et on peut également constater qu'un grand nombre d'employés ne
se considèrent pas comme faisant partie de la classe ouvrière. Mais
l'appartenance à une classe dépend avant tout des facteurs objectifs - être
exploités, être obligés de se tourner tôt ou tard vers l'organisation
collective pour défendre ses intérêts, ce sont là les éléments décisifs. Le
nombre d'employés en France est passé de 3,5 millions en 1962, à 7,5 millions
en 1996.
Les employés constituent aujourd'hui 29,5% de la population active, contre
18,4% en 1962 et 20% en 1982. Certes, les conditions de travail des employés ne
sont pas en général aussi dangereuses physiquement que celles des ouvriers.
Mais comment distinguer entre une ouvrière qui vérifie la qualité des produits
sur un tapis roulant dans une usine d'électronique, et une caissière (employée
donc) dans un grand supermarché, dont le travail implique le même type de
mouvements répétés et un niveau de qualification très bas. Les employés de
banque avaient un certain prestige il y a 20 ans, aujourd'hui ils sont des
milliers travaillant à la chaîne dans les grands centres de traitement
d'opérations de carte bleue ou de virements bancaires.
Pourquoi l'ouvrier transformant des pièces métalliques en voiture
appartiendrait à une autre classe que l'employé de Quick transformant des
ingrédients en repas ? Les deux ajoutent de la valeur aux matières premières,
valeur qui est confisquée, dans sa plus grande partie, par leur patron.
D'où
viennent les employés ?
La concentration des entreprises, l'expansion massive de l'administration, de
la formation, et des finances suite à l'internationalisation de la production
et les révolutions technologiques ont donné naissance à ces nouvelles couches
de travailleurs non-manuels.
Ces couches ne ressemblent presque pas du tout à leurs homologues du siècle
dernier. Les relations "familiales" qu'entretenaient beaucoup de
patrons avec leurs quelques employés au début du siècle ont cédé la place à des
rapports impersonnels de commandement face à des centaines de dactylos, de
caissiers et d'autres employés. Là où un secrétaire, au XIXème siècle, était un
employé très qualifié à une époque où l'éducation était réservée à une
minorité, et il avait de bonnes possibilités de promotion ; la secrétaire
d'aujourd'hui (car la déqualification a été accompagnée d'une féminisation) n’a
presque aucune chance de monter l'échelle sociale.
Les
employés de commerce
Un très grand nombre de petits commerçants et d’artisans indépendants ont été
remplacés par des employés, lorsque les supermarchés, les Macdos et les chaînes
de Relais H ont remplacé les magasins et les restaurants de quartier. Entre
1982 et 1990, 27% des épiciers, 28% des bouchers, et 10% des boulangers ont
fermé boutique. Ce processus transforme des masses de petits commerçants en des
employés de grandes surfaces, concentrés dans des lieux de travail où il est
possible de s'organiser collectivement pour défendre ses conditions de travail.
Ce phénomène représente un élargissement considérable de la classe ouvrière.
La catégorie "employés" du recensement général de la population de
1990 comprend 970 000 employés de commerce, 291 000 aides soignantes, 719 000
secrétaires, 53 000 dactylos.... 76,6% des employés sont des femmes.
Sont-ils improductifs?
Certains ont voulu défendre que les employés ne doivent pas être considérés
comme faisant partie de la classe ouvrière puisqu’ils ne produisent rien et
n'ont pas de pouvoir économique. Les employés de bureau ou de commerce ne
produisent pas directement la marchandise, mais cela ne change pas l'essentiel
de leurs relations avec leurs patrons ni avec leur travail.
Comme nous l'avons vu, l'exploitation est désormais un processus collectif qui
englobe aussi les employés. Ils sont obligés de travailler pour vivre. Ils ne
contrôlent en rien le processus de travail. Ils sont menacés par les
licenciements tout comme les ouvriers, 40 000 suppressions d'emploi sont
envisagées dans les grandes banques françaises de 1996 à 2000.
D'ailleurs, quand les employés de banque ou les conducteurs de train se mettent
en grève, les patrons sont très inquiets, car leur travail de comptabilité et
de distribution, est essentiel à la réalisation des profits.
Les employés ont un pouvoir économique énorme, que ce soit les travailleurs
d'Air France ou d'Air Inter, de la RATP, des postes ou des banques. Leurs
grèves peuvent empêcher toute une partie des entreprises françaises de réaliser
leurs profits.
La
lutte des classes dans les bureaux
Les employeurs utilisent toutes les tactiques de la lutte de classe contre les
employés de bureau, les représailles, l'accélération de la vitesse de travail,
la division, les salaires personnalisés, l'introduction de travailleurs
intérimaires....
Les patrons ont même quelques tactiques spécifiques pour écraser les cols
blancs. La multiplication de grilles salariales complexes et les hiérarchies
détaillées dans les emplois de cols blancs, ont pour but de diviser ces
travailleurs. S'il y a toujours une minuscule promotion en vue, il est plus
difficile de se mobiliser.
La situation au travail de ces employés ne peut être améliorée que par l'action
collective revendicative. Dès 1909 les cols blancs étaient impliqués dans des
grèves en France. En 1936, 35% des membres de la CGT étaient des cols blancs.
Mais c'est depuis les années 1950 que la prolétarisation de la majorité des
cols blancs s'est accélérée. Depuis quelques années en France on a vu des
grèves des infirmières, des employés de l'audiovisuel, des aiguilleurs du ciel,
des éducateurs spécialisés, des assistantes sociales, des employés de banque,
des agents de la Sécurité sociale, des postiers... Les employés aussi au centre
de la classe ouvrière
Les employés ont vu leur nombre croître massivement depuis la seconde guerre
mondiale. Cependant, il y a une longue et riche histoire de luttes de classe de
la part des employés.
En Corse en juin 1995, les fonctionnaires corses et les travailleurs des
transports aériens et maritimes se sont unis pour faire grève, revendiquant une
réduction des impôts à cause des prix élevés sur l'île. Les employés de
Prisunic en mai 1995, Libération du 5/5/95, ont organisé une manifestation à
Paris pour protester contre les 52 suppressions d'emploi prévues dans le plan
social. Parmi les autres revendications : la prise en compte d'un rapport du
médecin de travail suite à des maladies de travail causées par les actions
répétitives par les caissières, munis de sièges mal adaptés (revendication
vielle de six ans), les horaires qui "n'arrêtent pas de changer" et
le sous-effectif qui oblige à travailler de plus en plus vite et faire face aux
plaintes des clients frustrés. Les caissières avec trente ans d'ancienneté
gagnaient 5 300F net.
A Bobigny les postiers ont occupé le centre de tri en avril 1995, revendiquant
des augmentations salariales et l’embauche définitive des travailleurs
temporaires. Dans le Var, les postiers ont fait grève pendant deux mois. Ils
ont occupé les centres de tri et retenus les cadres supérieurs dans leur
bureau. "La Poste a dû céder sur presque tout" écrit Libération du
22.5.95. Elle a embauché 50 travailleurs supplémentaires. "Aujourd'hui le
préalable d'une reprise de travail est devenu le paiement des heures de
grève" s'est plaint un cadre supérieur, "Je n'ai jamais vu ça."
Dans le Bouches du Rhône, les grévistes ont investi un centre de tri opéré par
des briseurs de grève et ont arrêté tout travail. A Air Inter, les hôtesses de
l'Air et les pilotes ont fait grève ensemble contre les licenciements,
Libération du 21.4.95. Pendant l’été 1996, les employés de la FNAC autoradio
ont fait grève pendant plusieurs semaines pour la défense de leurs acquis
sociaux lors de la reprise de la FNAC par une entreprise concurrente.
Les ouvriers et les employés ne font pas partie de classes différentes aux
intérêts contradictoires. Le plus souvent, les employés sont les épouses des
ouvriers, qui ensemble essaient de boucler un budget familial. Une baisse de
salaire ou des licenciements chez les ouvriers affectent directement le niveau
de vie des employés et vice-versa.
Les
professions intermédiaires, c’est quoi?
Si nous comptons les ouvriers et les employés ensemble, nous arrivons à 58 % de
la population active - la majorité. Mais ce n'est pas tout.
La catégorie définie par l'INSEE comme "professions intermédiaires"
(18,8% de la population active - plus de 4,7 millions d'individus) comprend
bien d'autres groupes qu'on doit considérer comme faisant partie de la classe
ouvrière. Les 300 000 instituteurs, par exemple, sont libellés
"professions intermédiaires". Or, l'instituteur notable du village a
perdu son prestige pour devenir aujourd'hui en réalité un ouvrier de formation.
Il est menacé par le chômage, ou par la non-titularisation. Les conditions de
travail deviennent plus difficiles au fur et à mesure que la crise avance et
l'Etat essaie d'assurer la formation des futurs travailleurs à un moindre coût.
Les instituteurs gagnaient en 1992, 8 250 F brut mensuels en début de carrière,
12 800F en fin de carrière.
Les assistantes sociales (32 000), les infirmières (225 000), les contrôleurs
des PTT, des Douanes sont également classées "professions
intermédiaires". En fait l'étiquette "intermédiaire" se réfère
ici seulement à une vague impression de prestige.
En réalité, plus de la moitié des "professions intermédiaires" font
partie de la classe ouvrière. Ils subissent les attaques des patrons ou de
l'Etat qui essaient de réduire le coût du travail, et c'est par l'action
collective qu'ils peuvent améliorer leurs conditions de travail et leurs
salaires.
Ils ont les mêmes intérêts que le reste de la classe ouvrière. C'est dans la
période où les salaires ouvriers augmentaient que les instituteurs ou les
infirmières étaient mieux lotis qu'ils ne le sont à présent.
On ne peut pas dire à la centaine près combien de membres de la classe ouvrière
il y a parmi les salariés des "professions intermédiaires". Plus ils
se battent et plus ils peuvent se rendre compte qu'ils ont les mêmes intérêts
que les autres travailleurs. Les infirmières, les assistantes sociales et les
instituteurs ont tous montré dans les années 1990 qu'ils peuvent s'unir pour faire
grève, contre les licenciements et contre les blocages de salaire.
Et les cadres alors?
L'existence des cadres présente-t-il un problème pour l'unité de la classe
ouvrière ? Qui sont les cadres, et à quelle classe sociale appartiennent-ils ?
Font-ils partie de la classe capitaliste, des classes moyennes, de la nouvelle
classe ouvrière ?
La catégorie de l'INSEE "cadres et professions intellectuelles
supérieures" comprend en 1990 9,6% de la population active, contre 4,6% en
1962.
La concentration des entreprises, le développement technologique toujours plus
complexe dans tous les domaines de l'économie et le besoin pour une industrie
moderne d'experts techniques et scientifiques en nombre a énormément développé
cette couche. Et le remplacement d'une partie de l'industrie traditionnelle par
des services a vu les contremaîtres d'antan remplacés par des cadres. La catégorie
des cadres et professions intellectuelles supérieures est passée de 892 000 en
1962 à 2,7 millions en 1990.
Il s'agit d'une catégorie extrêmement hétérogène. Il n’y a rien en commun entre
le cadre qui est responsable du travail d'une dizaine de personnes, et qui est
"récompensé" avant tout par le droit de faire des heures
supplémentaires non-payées, et le cadre supérieur siégeant au Conseil
d'Administration, qui décide de la stratégie générale de l'entreprise
s'affronte quotidiennement aux intérêts des salariés. On peut être aujourd'hui
cadre à 12 000F ou à 120 000F.
Les cadres en début de carrière peuvent gagner entre 110 000 F (en sortant d'un
IUT par exemple) par an brut et 240 000F, en sortant de Polytechnique par
exemple. Et cette différence a tendance à s'agrandir au fur et à mesure
qu'avance leur carrière.
La catégorie de "cadre" a été conçue pour souder une partie des
salariés plus qualifiés aux intérêts des patrons. La possibilité de
"passer cadre" provoque une concurrence parmi les travailleurs. Ceux
qui sont passés cadres quelques semaines avant de mener une liste antisyndicale
aux élections professionnelles, ou après avoir dénoncé des collègues sont
nombreux!
Les cadres remplissent des fonctions différentes dans l'entreprise. Pour
certains, l'étiquette "cadre" ne représente qu'une reconnaissance
d'un certain niveau technique : ainsi les concepteurs, ingénieurs, chercheurs.
Ces gens peuvent croire qu’ils font partie de "la classe moyenne" et
qu'ils sont supérieurs aux travailleurs de rang, mais leur travail n'implique
pas une confrontation quotidienne avec les intérêts des travailleurs. D'autres
remplissent un rôle de contrôle disciplinaire envers les travailleurs sous leur
autorité.
Les cadres très supérieurs (chef financier, DG, chef du personnel...) sont en
réalité des membres salariés de la classe capitaliste - il y a 50 ans, ou même
25 ans, ils auraient été patron de leur entreprise, ce n'est que la
concentration des entreprises et l'organisation bureaucratique qui a changé
leur position. Ils ont des intérêts opposés à ceux des travailleurs. C'est en
licenciant, ou en forçant les salariés à travailler plus vite pour moins cher,
qu'ils gagnent leurs primes, leurs stock-options et leurs augmentations
salariales. Ceci s'applique également aux cadres supérieurs du secteur et de la
fonction publiques.
Prolétarisation
des cadres
Une autre partie des cadres font partie de la classe ouvrière. Une secrétaire
de direction dans une entreprise d'assurances, qui est responsable du travail
d'une autre personne, et qui gagne 12 000F par mois peut aujourd'hui être
cadre. Ce n'est pas cette étiquette qui fait qu'elle n'est pas exploitée.
Les intérêts de ces "petits cadres" lors d'un conflit avec
l'employeur peuvent rapidement rejoindre ceux des autres salariés.
La nouvelle classe moyenne
Au milieu de ces deux groupes se trouvent des cadres qui sont dans des
positions de classe ambivalentes. D'un côté ils organisent et ils contrôlent le
travail de l'entreprise, et leur travail est de discipliner les travailleurs
sous leur commandement, les faire travailler plus vite pour moins d'argent. De
l'autre ils ne prennent pas les décisions stratégiques de l'entreprise
(licenciements...) et ils peuvent eux-mêmes être licenciés lors d’un plan
social.
C'est l'hétérogénéité et la situation contradictoire de la catégorie
"cadres" qui expliquent pourquoi dans de nombreuses grèves, les
cadres sont l'outil principal de l'employeur pour briser la grève ; mais que
dans d'autres grèves, les cadres se retrouvent dans la rue côte à côte avec les
autres travailleurs.
En 1968, des sections significatives des cadres dans les grandes usines autour
de Paris soutiennent les grèves. En décembre 1995, dans la RATP, certains lieux
de travail ont vu les cadres se mettre en grève tout de suite du côté des
travailleurs, tandis que dans d'autres, les cadres ont tout fait pour briser la
grève, en faisant le travail des grévistes. Néanmoins, 60% des agents de
maîtrise et des cadres à la RATP ont suivi la grève avec les autres salariés.
Les cadres sous pression
Bien sûr, dans l'ensemble les cadres sont plus satisfaits de leurs conditions
de travail, et plus motivés pour aider le patron que les autres catégories de
salariés. Pourtant, un sondage effectué en 1993 montre qu'ils étaient devenus
moins motivés et moins satisfaits depuis plusieurs années.
En effet, depuis l'approfondissement de la crise économique, les entreprises ne
sont plus prêtes à être aussi généreuses envers leurs cadres, sauf envers les
cadres supérieurs. Les patrons ont mis de plus en plus de pression sur les
cadres.
Les écarts de salaires entre cadres moyens et ouvriers se sont nettement
réduits depuis 20 ans. Un cadre sur cinq considère maintenant que son emploi
est menacé à court terme, et le chômage des cadres a augmenté de 23,5 % pendant
la seule année de 1992. En 1993, 100 000 cadres pointaient au chômage, soit 6%
Entre 1980 et 1990, la population cadre a augmenté de 4%, mais le nombre de
promotions de cadres a baissé de 14%.
Ne voulant plus payer pour la fidélité de leurs cadres, les entreprise tournent
de plus en plus vers des nouvelles techniques de "gestion de ressources
humains" - du travail en équipe pour les cadres (toujours avec des noms
prétentieux du genre "chantiers de réflexion"), une généralisation
des salaires individualisés qui était, il y a 15 ans réservés aux cadres
supérieurs. Ainsi s'opère un renforcement de la concurrence entre les cadres,
et une augmentation du stress au travail.
En résumé, les cadres ne forment pas une classe sociale. Une partie appartient
à la classe ouvrière, une autre partie à la classe capitaliste et un troisième
groupe fait partie d'une nouvelle classe moyenne dans une position
contradictoire. Cette dernière n'est pas une classe fondamentale dans la
société avec des intérêts et une politique différente, mais vacille entre les
deux classes fondamentales. Ainsi ses membres peuvent se retrouver avec les
employeurs contre les travailleurs, mais, surtout lors de luttes très dures,
ils peuvent également faire cause commune avec les travailleurs.
Les fonctionnaires
Face au mécontentement périodique des travailleurs à l'égard de leurs
conditions de vie, la classe dirigeante et ses politiciens doivent sans cesse
réinventer de nouveaux boucs émissaires, pour s'assurer que le vrai coupable ne
soit pas identifié. Ainsi, les fonctionnaires ont souvent été taxés d'être des
"nantis", des privilégiés, à cause des "avantages" qu'ils
ont.
Par ailleurs, des sociologues ont souvent exprimé l'opinion que les
fonctionnaires ne peuvent pas être exploités, ne peuvent pas être vraiment des
travailleurs comme les autres, parce qu'ils "n'ont pas de patron",
parce que leurs salaires et leurs conditions de travail ne sont pas réglées par
les conditions concurrentielles du marché.
L'économie moderne a besoin de travailleurs avec un niveau d'éducation plus
élevé qu'auparavant, capable de manier des logiciels, des machines outils,
comprendre une langue étrangère... C'est pour cela par exemple qu'on parle
désormais d'amener 80% d'une tranche d'âge au niveau Bac. Elle a également
besoin de travailleurs en bonne santé, logés dans des conditions acceptables.
La complexité de l'économie a également augmenté énormément le besoin de
réglementation, et c'est l'Etat qui a pris ce travail en charge, organisant les
Douanes, les inspections de travail et de santé, les commissions monétaires...
Le nombre de fonctionnaires a ainsi augmenté continuellement
Nombre de fonctionnaires en France (millions)
# 1989
Fonction publique d'Etat 2,06 2,8
Fonction publique territoriale 0,61 1,2
Fonction publique hospitalière 0,36 0,80
Total 3,03 4,8
(Source Gérer l'emploi public, Documentation Française 1994)
La loi du profit
L'Etat-employeur est sujet, tout comme le patron privé, à la dictature du
marché. L'Etat doit assurer les services publics (transport, éducation, santé)
au moindre prix possible pour permettre de libérer de l'argent pour
l'investissement et le profit, et ainsi rester concurrentiel avec les autres
pays développés. Les "critères de convergence" décidés par les
grandes puissances européennes pour mettre en place la monnaie unique,
reflétaient cette politique, ils obligent les Etats à réduire leur déficit
public à 3% du PNB.
Dans certains cas, l'Etat essaie d'assurer cette rentabilité à travers la
privatisation. Dans d'autres, il recourt de plus en plus à des non-titulaires,
vacataires, précaires, CES etc. Ou il accélère simplement les rythmes du
travail. A titre d'exemple, en 1978, les employés des renseignements
téléphoniques devaient répondre à 25 appels par heure. En 1996, ils en étaient
à 50 !
Le statut
Par le passé, et en particulier à la fin de la seconde guerre mondiale,
l'Etat a accordé aux fonctionnaires certaines concessions - le "statut des
fonctionnaires", des meilleures conditions de travail que dans le privé,
une sécurité de travail, etc. Parfois ces concessions ont été gagnées sans une
grande lutte de la part des fonctionnaires eux-mêmes. Face à un mécontentement
dans le secteur privé, et dans une période où la classe dirigeante commençait à
entrevoir une longue période de stabilité économique, l'Etat était prêt à
lâcher du lest (et les patrons à les payer) dans le but de fidéliser les
fonctionnaires et les inoculer partiellement contre le mécontentement social.
Ce sont les événements de mai 1968 qui ont conduit au protocole Oudinot
(juste après les accords de Grenelle) qui a opéré une forte revalorisation des
rémunérations des fonctionnaires et a accepté la négociation directe avec les
syndicats représentatifs des fonctionnaires.
Pourtant, à la fin des "trente glorieuses", lorsqu'il devient
clair que la prospérité ne va plus durer, les patrons ne veulent plus payer.
Pendant quelques années, les salaires des fonctionnaires ont mieux résisté
à la crise, et les licenciements ont été rares. Mais dès 1983, il y a une
politique salariale visant à casser l'indexation des salaires des
fonctionnaires sur l'inflation. Une longue période d'attaques contre les
fonctionnaires s'ensuit.
Toutes les armes testées dans le privé par des entreprises traditionnelles
sont peu à peu introduites dans la guerre de classe au sein de la fonction
publique.
Comme l'écrit Chassard dans Les Revenus en France, "après 1982, les
pertes de pouvoir d'achat (des fonctionnaires) ont été pratiquement
continues... et en 1987, les fonctionnaires ... retrouvaient.. leur pouvoir
d'achat de 1974... il semble que les fonctionnaires ont payé assez cher la
garantie de leur emploi."
En 1995, le salaire moyen des fonctionnaires était de 8 804F, moyenne qui
masque des millions payés autour du SMIC. En 1996, le gouvernement projetait de
supprimer 7 000 postes de fonctionnaire.
Les grèves du secteur public de la fin de 1995 par contre ont montré les
limites des tentatives de l'Etat pour diviser les travailleurs en présentant
les fonctionnaires comme des privilégiés. Malgré tout le battage médiatique
(anecdotes sur les braves cadres qui se rendent au travail en stop ou en
rollers ...), 57% de la population française a soutenu les grèves de
novembre-décembre 1995.
Capitalisme d'Etat et capitalisme privé
Finalement, le fait que le fonctionnaire n'ait pas un grand capitaliste
individuel comme patron ne le distingue pas du travailleur dans le privé - il y
a énormément d'entreprises contrôlées par des trusts ou des holding où le
"vrai" propriétaire est très loin du lieu de travail, et où le
contrôle sur l'entreprise peut être acheté et revendu fréquemment sur les
marchés financiers. Mais dans les deux cas, secteur privé et secteur public, le
besoin des gérants de faire travailler les salariés plus pour moins d'argent
est le facteur décisif.
D'ailleurs, les très haut fonctionnaires qui gèrent le capital de l'Etat,
et les cadres très supérieurs qui gèrent le capital des capitalistes
milliardaires du privé... sont souvent les mêmes.
Une étude en 1995 par le CNRS a trouvé que 47 des directeurs des 125
entreprises privées les plus grandes en France ont commencé leur carrière dans
la fonction publique. (contre 41% en 1985)- trois sur quatre dans les grands
corps. Comme le dit The Economist : "Nationalisation, reprivatisation,
rien ne semble interrompre le remplacement à la tête des grandes entreprises
d'un énarque par un autre."
La lutte des classes dans le secteur public
La précarisation du travail est flagrante dans le secteur public. La
législation permet des types de contrat dans le secteur public qui seraient
illégaux dans le secteur privé - les vacataires par exemple. Au total il y
avait en 1995 800 000 agents de l'Etat non-titularisés, et 350 000 Contrats
Emplois solidarité. Ces derniers contrats constituent une véritable
banalisation de la pauvreté, puisqu'il s'agit de contrats à mi-temps, payés un
demi-SMIC, avec interdiction de prendre ailleurs un deuxième emploi à mi-temps
pour compléter le salaire !
Dans l'éducation publique, des dizaines de milliers de maîtres auxiliaires
ou d'assistants ne savent pas chaque année s'ils vont être réembauchés ou non,
et si oui, à quel endroit ils seront affectés. Ceci permet des énormités comme
en 1995, où 15 000 enseignants auxiliaires ont été licenciés sans aucun plan
social.
Ils ont un pouvoir énorme
Le travail du secteur public est nécessaire à la réalisation du profit pour
l'ensemble des entreprises. Ainsi les travailleurs du public ont un pouvoir
énorme.
Il y a une longue histoire de luttes dans le secteur public. En août 1953,
quatre millions de grévistes dans les gares, les postes, le téléphone,
l'électricité, ont mis en échec un projet du gouvernement de reculer l'âge de
la retraite pour les fonctionnaires. En décembre 1986, les cheminots ont obligé
le gouvernement à retirer une nouvelle grille de salaires .
A la fin de 1995, après 2 jours de grève à la RATP, les entreprises
s'inquiétaient de leurs profits et les marchés financiers commençaient à
baisser. Après 6 jours de grève à la SNCF, les usines Peugeot se sont mises en
chômage technique à cause du manque de pièces détachées acheminées en temps
normal par le train.
Intérêt commun
Lors de la vague de grèves d'Automne 1995, les intérêts communs des
fonctionnaires et des salariés du privé étaient très clairs. Les pompiers de
l'Essonne ont organisé une grève en mai 1995 pour obtenir la mise en place d'un
comité d'hygiène et de sécurité. "Certains centres sont dans un état de
délabrement avancé, et les gars sont fatigués par manque d'effectifs"
expliquait un délégué du personnel (Libération 2.5.95).
En avril 1995, les employés de l'ANPE de Paris ont fait grève contre une
tentative de l'employeur d'allonger d'une heure et demie l'horaire de travail
hebdomadaire, et pour protester contre l'utilisation croissante de Contrat
Emploi Solidarité, Libération du 19/4/95.
En octobre 1990 les employés des Caisses Primaires d'Assurance Maladie ont
fait grève et manifestaient à Paris (10 000 manifestants), Libération du
17.10.90. En Essonne, 700 avaient été en grève depuis quatre mois, bloquant
deux millions de dossiers maladie dans leurs bureaux. Ils ont gagné une partie
de leurs revendications salariales, surtout un coup de pouce pour les bas
salaires, qui tournaient autour de 6 000 francs. 35 centres en Province
entamaient des actions. En 1990, il y a eu 95 grèves locales dans les seules
caisses d'assurance maladie.
La cité des Sciences et de l'industrie à Paris a été fermée par la
direction pendant deux jours en avril 1995, puisque les employés grévistes
refusaient de prendre de l'argent et laissaient l'entrée libre aux expositions.
La grève protestait contre le manque d'augmentations salariales collectives et
l'injustice du fonctionnement des augmentations "au mérite" imposées
par la direction.
Le seul moyen de défendre les conditions de travail et de salaires des
fonctionnaires dans une période de crise est l'organisation et l'action
collective. La grande majorité des fonctionnaires font partie de la classe
ouvrière.
La majeure partie de cet article a été consacrée à tenter de démontrer que
la grande majorité des salariés ont les mêmes intérêts et que ces intérêts sont
contradictoires avec ceux de leurs employeurs. La classe ouvrière est plus
grande qu'elle n'a jamais été.
Lutte des classes et explosions révolutionnaires
Comment nous, les marxistes pouvons-nous affirmer qu'il y aura encore des
soulèvements révolutionnaires de la classe ouvrière, même si on accepte qu'elle
soit aussi grande que nous l'avons décrite dans cet article?
Le premier argument que nous mettons en avant ce sont les exemples
historiques. Régulièrement, malgré tous les commentateurs qui pensent que le
processus révolutionnaire est dépassé ou impossible (et de tels commentateurs
n'ont jamais manqué depuis 150 ans), il y a des soulèvements massifs de
travailleurs avec un potentiel révolutionnaire.
En 1870 à Paris, en octobre 1917 en Russie, en 1919 en Allemagne, en 1936
en Espagne, en 1968 en France, en 1973 au Chili, en 1981 en Pologne, la classe
ouvrière a ébranlé de façon explosive l'ordre établi, et a commencé à mettre en
place un système de pouvoir alternatif au capitalisme. Chaque fois, elle a été
battue, en quelques mois ou en quelques années.Une fois seulement, en Russie en
1917, elle a réussi à établir un Etat ouvrier, qui a duré plusieurs années
jusqu'à son renversement par Staline.
Tous ces événements démontrent que les contradictions de classe à
l'intérieur de notre société explosent périodiquement dans des luttes qui
rassemblent non des milliers mais de millions. Des efforts constants sont
déployés par les classes dirigeantes des différents pays pour empêcher
justement les révoltes de milliers de travailleurs de faire tache d'huile.
A une grande échelle, on voit dans l'exemple de la Pologne en 1981 le type
d'explosion possible : qui deux ans avant, même en voyant les grèves de
dizaines de milliers de travailleurs en Pologne aurait pensé à un syndicat de
six millions de travailleurs construit en six mois et contrôlant toute la vie
économique de plusieurs grandes villes ?
A une échelle plus restreinte, en 1995 en France on a vu comment dans toute
une année (1994-1995) le nombre de journées de grève dans le pays ne dépassait
pas les 500 000, puis dans une seule journée, le 10 octobre 1995, plus de deux
millions et demi de travailleurs ont fait grève, suivi en novembre de plusieurs
millions de journées de grève.
La révolution: conditions nécessaires
De la même façon, les marxistes ne peuvent pas savoir exactement quand va
venir une explosion révolutionnaire. Certaines situations sont plus
prometteuses que d'autres, mais personne n'a prévu 1968, et à de nombreuses
époques, les révolutionnaires ont été surpris par des explosions sociales.
Les éléments qui mènent à la prise de conscience des travailleurs et les
mouvements de révolte de masse qui en résultent sont complexes. Ils sont de
trois types : les conditions objectives du travail ou de l'économie, les
explications de la société qui existent dans la tête des travailleurs (la
conscience de classe), et les structures et actions des dirigeants des
travailleurs, car toute activité collective dépend en grande partie de la
qualité de sa direction.
La conjoncture économique, l'intensité des attaques des patrons sur les
conditions de travail en font un. Mais l'existence d'organisations, de
direction et d'idées qui présentent une alternative au capitalisme en ont une
autre. Le niveau de confiance des travailleurs est fondamental, niveau qui est
à son tour complexe;
Il n'est pas de cas où plus ça va mal pour les travailleurs, plus ils se
battent. Les travailleurs aux Etats Unis bénéficient pour la majorité que de 15
jours de congés payés dans l'année. Si le gouvernement français essayait
d'introduire ce système en France, on peut être sûr qu'il y aurait une
explosion massive de luttes. Ce n'est pas le niveau absolu de vie qui indiquent
si les travailleurs vont se battre ou non.
D'ailleurs, les différentes vagues de lutte massives n'ont pas été dirigées
par les travailleurs les plus opprimés, mais par ceux qui avaient le plus
d'organisation et de confiance. Le syndicat Solidarnösc en Pologne en 1980, par
exemple, fut démarré et dirigé par les travailleurs des chantiers navals, loin
d'être les plus misérables des salariés polonais à l'époque.
Et même si un élément dans des luttes sociales peut être une reprise
économique qui rend plus difficile aux patrons de dire qu'il n'y a pas de
moyens pour satisfaire leurs revendications, il n'est pas vrai non plus qu'une
reprise amène automatiquement une vague de luttes..
L’unité de classe
Dans les paragraphes précédents, nous avons examiné la position de classe
des ouvriers, des employés, des fonctionnaires, les pressions des patrons sur
eux, et leur façon de réagir.
Mais ces sections ne subissent pas chacune dans leur coin l'exploitation,
et elles ne sont pas obligées de lutter chacune dans leur coin, comme le disent
certains sociologues. Il n'y a pas de muraille de Chine entre les différentes
sections de la classe ouvrière. La confiance ou la démoralisation se généralise
assez rapidement. Si les cheminots gagnent une grève, les travailleurs chez
Renault, les fonctionnaires ou les postiers auront d'autant plus confiance pour
pouvoir se battre pour leurs propres revendications.
Le rapport de forces général entre les classes détermine les actions de
l'Etat à l'égard de la classe ouvrière. Du côté de la classe ouvrière, le
niveau de colère et de confiance, le taux de syndicalisation, l'implication de
la base, la qualité de la direction locale et nationale des travailleurs jouent
chacun pour pouvoir imposer des avancées générales (par exemple, l'introduction
du SMIG, de la 4ème semaine de congés payés et du droit à la section syndicale
dans l'entreprise en 1968, l'introduction des 40 heures et des Conventions
collectives en 1936). Du côté de la classe dirigeante, la démoralisation de la
classe ouvrière, la marge de manoeuvre sur les marchés mondiaux, son unité
autour d'un projet cohérent, sont des facteurs qui déterminent le rapport des
forces.
On voit ainsi que le vieux slogan syndical "un pour tous, tous pour
chacun" prend son sens. C'est dans les périodes où les travailleurs mieux
payés ont lutté pour des améliorations de salaires et de conditions de travail,
que les moins payés en ont bénéficié aussi (l'introduction du SMIG, etc. ). A
l'inverse, dans une période où les travailleurs mieux payés et qui ont la
sécurité d'emploi sont attaqués (dans les années 80 et 90 par exemple) les
travailleurs moins payés souffrent encore plus - étant souvent réduit à des
contrats temporaires, des horaires "flexibles" ou des contrats bidon
du genre "Contrat Emploi Solidarité" (2800F pour un mi-temps, avec
interdiction de travailler ailleurs).
Cet exposé n'avait pas pour but de prétendre que les travailleurs
aujourd'hui constituent une poudrière, qui à tout moment pourrait exploser. La
vague des grèves de 1994-95 vient après une longue période de reflux des
luttes. Pendant les années 1980, les dirigeants syndicaux ont largement freiné
les grèves à cause de la présence d'un gouvernement dit socialiste. C'est un
des facteurs qui a mené à une désyndicalisation très importante. L'autre
facteur essentiel est le chômage et la confiance des patrons qui pensaient
pouvoir mener des attaques sans qu'il y ait de révolte significative.
Etant donné la nature de la direction syndicale, des négociateurs
professionnels de plus en plus intégrés dans l'appareil d'Etat et d'autres
commissions paritaires nationales etc., peu intéressés à la mobilisation de la
base, ce qui est surprenant est peut-être le nombre de conflits qui se
déclenchent plutôt que la passivité.
En tout état de cause, la longue période de reflux et de défensive pèse
encore sur les luttes aujourd’hui. dans de nombreux secteurs industriels, les
traditions de solidarité et de mobilisation de la base ont été grignotées peu à
peu. Dans d'autres secteurs en expansion, les banques, les assurances,
l'informatique, ces traditions n'ont pas encore pris racine.
Les chômeurs et les exclus
Un des caractéristiques fondamentales des crises économiques sous le
capitalisme est la montée du chômage. En France, depuis 1967, la montée du
chômage a été quasiment constant. Le cap d'un million de chômeurs recensés a
été franchi en 1977, celui de 2 millions en 1984, et celui de 3 millions en
1993.
Les théories sur l'exclusion supposent qu'il existe une couche de la
société - les exclus - qui sont en dehors de la classe ouvrière, et qui ont des
intérêts contradictoires avec celles des travailleurs. Elles prétendent
également que les travailleurs précaires et ceux avec un emploi stable n'ont
pas les mêmes intérêts.
Mais la grande pauvreté en France est un résultat de la crise économique,
avec les patrons licencient par dizaines de milliers. Elle est, elle-même, la
cause des ruptures familiales, de plus en plus fréquentes avec les pressions
sociales et psychologiques sur les foyers ouvriers dans la crise. Elle n'est
pas le résultat des péchés de la majorité qui seraient des privilégiés qui ne
défendent que leurs propres intérêts et ne s'intéressent pas au destin des
"exclus".
En fait, 55% des français ont peur "de devenir un jour des exclus, des
SDF ou des chômeurs de longue durée". Et seuls 8% des SDF se disent
choqués par les revendications de ceux qui ont un emploi.
En tout état de cause, c'est quand les travailleurs se battent que les
chômeurs s’en sortent le mieux. Dans la période de luttes de 1968 à 1974, les
allocations chômage étaient bien plus élevées qu'aujourd'hui. La mise en place
du SMIC a ;été gagnée par l'action de travailleurs qui très souvent gagnaient,
eux, beaucoup plus.
Quant au développement de l'emploi précaire c’est une menace pour tous les
travailleurs. C'est pour cela que, en 1995 et 1996, les grèves ont souvent eu
comme revendication l'embauche définitive des CDD voire simplement de nouvelles
embauches. En avril 1996, par exemple, les syndicats de EDF-GDF se sont
mobilisés pour demander plus de nouvelles embauches, au delà des 2500 prévus
par la direction pour remplacer les départs.
La classe ouvrière dans le monde
Les transformations de la classe ouvrière en France sont les mêmes que dans
les autres pays du monde. Dans tous les pays, la classe ouvrière a énormément
grandi depuis 50 ans.
Aux Etats-Unis, il y a 12,4 millions d'ouvriers qualifiés, 6,8 millions
d'employés de vente, 10,7 millions d'ouvriers spécialisés, 3,5 millions de
travailleurs dans les transports, 5,9 millions de manoeuvres, 14,6 millions
d'employés dans les services.
En Corée du Sud en 1963, 8.7% de la population active travaillait dans
l'industrie; en 1981 il y en avait 26 %. A Taiwan entre 1952 et 1977, la
proportion de classe ouvrière industrielle s'est multiplié par quatre.
En Chine, il y a plus de 123 millions de salariés dans les villes, et 62
millions à la campagne. Il y a 5 millions de mineurs. En Afrique du Sud il y a
7 millions d'ouvriers.
Dans le monde entier il y a maintenant un milliard de salariés, très
concentrés dans certains pays. La Chine et l'Inde compte un tiers de ces
travailleurs. Les Etats Unis, l'ex-Union soviétique et l'Europe encore un
tiers. 20% des ouvriers travaillent dans la manufacture (38 millions en Chine,
7 millions au Brésil...) Il y a plus de 10 millions de travailleurs dans
chacune des 9 plus grandes villes du monde..
C'est la force la plus massive, la plus concentrée et la plus puissante qui
a jamais existé dans l'histoire
CONCLUSION
La confusion est un pilier fondamental de la société capitaliste. Le
système de profit a besoin que nous ne comprenions pas le fonctionnement de la
société, et c'est pour cela que tellement de mensonges de malentendu et de
confusion règnent au sujet de la lutte des classes.
Les autorités intellectuelles et les médias n'arrêtent pas d'entonner qu'il
n'y a plus de classe ouvrière, ou qu'elle est devenue définitivement marginale.
Le Nouvel Observateur du 6.6.96 a caractérisé mai 1968 comme "la fin d'une
aventure, celle du prolétariat classique, aux prises avec le monde
moderne". Face aux explosions de décembre 1995, les sociologues, même
censés être de gauche, ont refusé d'y voir une lutte de classes.
Michel Wievorka commenta "Le mouvement de décembre a-t-il exprimé
autre chose que la défense d'un type de société nationale en déclin", et
prétend, scandaleusement que le mouvement de grèves " ouvre ... une espace
dans lequel les idées du Front national, sinon son implantation politique et
syndicale pourraient se déployer " Pour Alain Touraine, "Le mouvement
de novembre-décembre n'était pas un mouvement social", et pour un de ses
collaborateurs "Le mouvement de grève qui s'est déclenché est un
non-mouvement social... étant un non-mouvement , il n'avait pas d'acteur social
central."!! Pour le journaliste Jean Pierre Legoff les grèves (soutenues
par une claire majorité des travailleurs) étaient "politiquement,
ethiquement et idéologiquement stériles".
Des millions de gens en France sont en colère contre un monde qui semble
promettre de plus en plus de chômage, de pauvreté, de précarité en France et
n'a rien à proposer au niveau mondial qu'encore des famines et des guerres.
Mais la confiance des travailleurs dans notre capacité de s'unir pour
renverser le capitalisme et mettre en place une société plus humaine est
gravement atteinte. Les espoirs suscités par l'élection du gouvernement
Mitterrand ont été écrasés. Peu de gens croient que par le parlement on peut
changer fondamentalement la société. L'expérience des pays de l'Est, qui au nom
du socialisme ont mis en place un système d'exploitation et d'oppression encore
plus brutal que les sociétés occidentales a été un autre coup massif pour la
confiance des travailleurs dans le socialisme.
La crise capitaliste s'aggrave d'année en année. Il faut absolument que les
travailleurs s'organisent, à la fois pour défendre leur niveau de vie et leurs
emplois, et pour intervenir sur toutes les questions politiques. Il faut
reconstruire les syndicats, et les rendre énormément plus démocratiques.
Il faut également une organisation de socialistes révolutionnaires capable
d'expliquer le monde, de participer à toutes les luttes contre l'exploitation
et contre l'oppression en affichant clairement leurs idées. Il faut des
socialistes capables d'écouter et de convaincre. Il faut un parti
révolutionnaire.
John Mullen
Cet article fut écrit en 1996
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