Eric Hobsbawm et l’écriture de l’histoire
John
Mullen
Professeur
émérite, Université de Rouen-Normandie
Cet
article explique comment Eric Hobsbawm concevait l'écriture de l'histoire, et
retrace les fortunes de ses conceptions, depuis 50 ans.
This
article explains how Eric Hobsbawm came to view the question of how history
should be written. It goes on to analyze the ups and downs of his ideas over
the last fifty years, as some historians followed him and others opposed him.
Il y
a un peu plus de cinquante ans, Eric Hobsbawm écrivait un article dans lequel
il se félicitait des avancées de la discipline historique. Sa propre conception
de l’écriture de l’histoire — largement fondée sur une analyse matérialiste,
plaçant l’économie au cœur de l’explication historique tout en intégrant une
large diversité de phénomènes sociaux et culturels — semblait alors triompher.
À tel point qu’Hobsbawm n’envisageait plus la possibilité d’un renversement de
cette hégémonie intellectuelle.
Depuis,
cette approche hobsbawmienne de l’histoire, bien qu’elle ait perduré, a
largement perdu son statut dominant. Que s’est-il passé ? Dans cet article,
nous reviendrons sur les hauts et les bas de l’« histoire de la société » telle
que définie par Eric Hobsbawm.
Introduction
« L'histoire
de la société » peut être un concept déroutant lorsqu'on le rencontre pour
la première fois. Toute l'histoire est une histoire de société ! Si nous
ouvrions un livre intitulé « L'histoire du coton », nous nous
attendrions à ce qu'il parle principalement de groupes d'êtres humains, des
personnes qui ont planté, cueilli, exporté, financé, tissé et porté le coton,
ainsi que des organisations sociales qui ont rendu toutes ces activités
possibles. Nous ne nous attendons pas à ce qu'il parle de ce qui n'est pas la
société. En effet, lorsque nous lisons des articles sur le passé d'événements
non sociaux (le développement des roches volcaniques, des trous noirs ou des
espèces d'oiseaux, par exemple), nous avons d'autres mots pour désigner l'étude
de ces sujets ; nous ne les incluons pas dans l' « histoire ».
Comment
comprendre alors l’expression « histoire de la société » ? Chaque fois qu’un
nouveau courant historiographique ou qu’un nouveau label est proposé, c’est
parce que des historiens estiment que certaines questions essentielles sont
négligées. Ce sont en effet les questions que l’on choisit de poser qui
définissent, en grande partie, une approche historique (voir Mullen 2017 et
2021). L’essor de l’histoire sociale dans les années 1950 et 1960 traduisait un
mécontentement croissant face à la domination persistante des récits centrés
sur les rois, ministres, généraux et législateurs. Il exprimait le désir
d’élargir le champ de l’histoire pour y inclure les paysans, les ouvriers, les
artisans et d’autres groupes sociaux généralement absents des panthéons de
« grands hommes ». Ceux qui, quelques décennies plus tard, ont porté
l’attention sur « l’histoire des femmes » — par exemple en fondant The
Journal of Women’s History en 1989 — étaient mus par la conviction qu’il
fallait mettre en lumière des expériences, des problématiques et des voix
largement absentes des récits historiques traditionnels.
Les
historiens qui défendent « l’histoire de la société » n’ont pas échappé à cette
logique. Toutefois, cette expression ne désigne ni un champ thématique précis —
comme peuvent l’être, par exemple, « l’histoire du livre »,
« l’histoire urbaine » ou « l’histoire intellectuelle »
(Raven 2018, Ewen 2016, Whatmore 2015) — ni une période particulière, comme
« l’histoire de la première modernité » ou « l’histoire
contemporaine ». Depuis qu’elle a été lancée par l’essai d’Eric Hobsbawm,
« From Social History to the History of Society » (1971), la notion
d’« histoire de la société » renvoie plutôt à une ambition méthodologique :
celle de rassembler divers champs de recherche historiques et de les articuler
autour du développement matériel global d’une société, qu’il s’agisse d’un pays
spécifique ou du monde dans son ensemble.
Cette
exigence intellectuelle a toutefois suscité des critiques. Certains y ont vu
une tendance à réduire la complexité du passé à un « grand récit » explicatif
unique, prétendant englober l’ensemble des dynamiques sociales. D’autres ont
contesté la légitimité même de cette entreprise, arguant que l’écriture de
« l’histoire » ne peut plus se concevoir comme une démarche neutre ou
objective, car elle est inévitablement traversée par des jugements subjectifs
sur le passé.
En
examinant l’évolution du concept d’« histoire de la société » au cours des
cinquante dernières années, nous pourrons mettre en lumière certaines des
grandes tendances de l’historiographie dans le monde anglophone : l’essor de
l’histoire culturelle, le tournant vers la centralité du « discours », ainsi
que les débats autour de la légitimité de la pratique historique face aux
critiques postmodernes.
Dans
la mesure où cette réflexion porte aussi sur la manière dont les historiens
devraient écrire l’histoire, il convient de préciser ma position. Je suis
historien, installé en France, travaillant principalement sur l’histoire
britannique. Une grande partie de ma carrière a été consacrée à l’étude des
syndicats, de la Première Guerre mondiale, ainsi qu’à l’histoire sociale de la
musique populaire. Ces trajectoires intellectuelles et ces centres d’intérêt ne
manqueront pas d’influencer la manière dont j’aborde cette conversation
historiographique essentielle.
1.
Développements initiaux
1a
l’article de 1971
Lorsque
Eric Hobsbawm publie son article « De l’histoire sociale à l’histoire de la
société » en 1971, il vient tout juste d’être nommé professeur — une nomination
qui s’est fait attendre, en grande partie à cause de la méfiance persistante
des universités britanniques à l’égard des historiens marxistes. Depuis
dix-huit ans, il participe activement à la revue Past and Present, qu’il
a contribué à fonder. Cette publication, centrée sur l’« histoire d’en bas »
plutôt que sur celle des « grands hommes » et des élites dirigeantes, a joué un
rôle crucial dans l’essor de l’histoire sociale au Royaume-Uni. Initialement
sous-titrée A Journal of Scientific History, elle rassemblait des
historiens marxistes et non marxistes dans une volonté commune de renouveler en
profondeur la pratique historienne.
Hobsbawm
s’était déjà fait remarquer par une étude célèbre sur les rébellions
populaires, publiée dans un recueil d’essais qui explorait, à travers plusieurs
pays, le rôle des bandits, des figures à la Robin des Bois et autres
hors-la-loi mythifiés (Hobsbawm 1969). En 1962, il publie The Age of
Revolution, le premier volume de sa grande fresque en quatre volets, connue
sous le titre générique des Âges de…. Ce livre incarne parfaitement l’idée que
l’« histoire de la société » d’une époque donnée se structure autour de récits
et de processus centraux façonnant l’ensemble des sphères de la vie sociale.
Cette
série s’est poursuivie avec The Age of Capital (1975), The Age of
Empire (1987), et The Age of Extremes (1994). Chacun de ces ouvrages
a été traduit dans une vingtaine ou une trentaine de langues, publié en édition
de poche et réimprimé à de nombreuses reprises. Il est donc raisonnable
d’affirmer, comme le fait Richard Evans dans sa biographie consacrée à Hobsbawm
(Evans 2019), que cette tétralogie figure parmi les œuvres historiques les plus
influentes de la seconde moitié du XXe siècle.
L'article
de Hobsbawm de 1971 dresse un bilan optimiste des progrès réalisés par
l'histoire sociale et exprime quelques réflexions sur la direction qu'elle doit
prendre, selon lui. Il vise à définir l'histoire sociale et à donner des
conseils, formulés avec diplomatie, sur la meilleure façon de faire progresser
ce domaine d'étude. Il s'adresse aux historiens, dans la mesure où il fait
référence à un grand nombre d'auteurs qui ne seraient pas familiers au grand
public - Ranke, Lefebvre, Lattimore, Dupront, Tilly ou Hagen, pour n'en citer
que quelques-uns.
L'article
est écrit vers la fin du boom de l'après-guerre en Grande-Bretagne, une période
qui a entraîné un changement des attitudes sociales qui pourrait être considéré
comme une montée de l'esprit démocratique. Le Service national de santé et
l'État-providence reflètent la nécessité pour les élites de prendre plus au
sérieux les besoins de la classe ouvrière. La BBC n'était plus obsédée par
l'idée de ne pas diffuser les accents subalternes (Hendy 2022:90). La
multiplication des universités correspond à la fois aux besoins d'une économie
moderne et au désir de voir la culture intellectuelle élargir sa base dans la
société. Or, qui dit plus d'universités dit plus d'historiens, et donc
logiquement un élargissement des centres d'intérêt. Les universités recrutaient
également leurs étudiants dans une base sociale plus large, de sorte qu'il y
avait désormais un certain nombre d'historiens issus de familles ouvrières. Il
n'est donc pas surprenant que l'histoire sociale soit en plein essor.
Hobsbawm
ouvre son article en insistant — avec une certaine diplomatie — sur le fait que
son intention n’est pas de dicter aux historiens ce qu’ils devraient faire,
mais de décrire ce qui se fait. Pourtant, il exprimera ses préférences, tant
implicitement qu’explicitement, quant à l’évolution souhaitable du champ
disciplinaire. Il rappelle que l’histoire sociale peut susciter l’intérêt
d’historiens aux convictions politiques diverses, tout en soulignant, au fil de
son analyse, le rôle fondamental joué selon lui par le marxisme dans son
développement. Celui-ci réside notamment dans la centralité accordée à « la
production et la reproduction des conditions immédiates essentielles de la vie
» (Engels 1902 : 4) comme clef d’explication du changement social.
Pour
Hobsbawm, la nouvelle histoire sociale — qui dépasse largement l’ancienne « labour
history » qui était, elle, centrée sur le développement des organisations
et institutions prolétariennes — vise à restituer l’expérience vécue des
classes subalternes. Ce déplacement du regard implique, selon lui, de redonner
une place centrale aux déterminants économiques :
Ce qui intéresse les historiens de ce type, c'est
l'évolution de l'économie, et celle-ci les intéresse à son tour en raison de
l'éclairage qu'elle apporte sur la structure et les mutations de la société, et
plus particulièrement sur les rapports entre les classes et les groupes
sociaux... (p.22)
Hobsbawm
estime que le développement de l'histoire sociale s'est fait parallèlement à
"l'historisation des sciences sociales qui a eu lieu au cours de cette
période". Il poursuit en exprimant son mécontentement à l'égard du terme
"histoire sociale" lui-même, parce que
L'histoire sociale ne pourra jamais être une
spécialisation comme l'histoire économique ou d'autres histoires à trait
d'union, car son sujet ne peut être isolé. ... les aspects sociaux ou sociétaux
de l'être humain ne peuvent être séparés des autres aspects de son être, sauf
au prix d'une tautologie ou d'une banalisation extrême. Ils ne peuvent, plus
d'un instant, être séparés de la manière dont les hommes gagnent leur vie et de
leur environnement matériel. Elles ne peuvent, même un instant, être séparées de
leurs idées (p.24).
Ce
sont là quelques-unes des considérations qui l'ont amené à s'orienter vers une
idée de « l'histoire de la société ». Et, pour Hobsbawm, une telle
histoire est mieux abordée avec les outils développés par Karl Marx, ou des
adaptations de ces outils.
L'histoire de la société ne peut être écrite en
appliquant les maigres modèles disponibles dans d'autres sciences ; elle
nécessite la construction de nouveaux modèles adéquats - ou du moins (selon les
marxistes), le développement d'esquisses existantes en modèles (p.26).
Dans
cette section, Hobsbawm avance que, quelle que soit la société étudiée — la
Chine contemporaine, l’Irlande du XIXᵉ siècle, l’Europe de la Première Guerre
mondiale, l’Amérique du Sud du XVIᵉ siècle, etc. — certains concepts issus du
matérialisme historique demeurent fondamentaux : capital, conscience et
activité de classe, surplus économique, conflits entre capitaux et entre
classes sociales.
Pour
illustrer ce point, prenons le cas des samouraïs au Japon, dont le rôle social
important au cours des siècles précédant la restauration Meiji du XIXe siècle a
suscité l’attention des historiens. Beaucoup aborderaient ce groupe en partant
de ses valeurs idéologiques, de ses rituels ou de ses croyances. À l’inverse,
des historiens matérialistes — du type de ceux auxquels Hobsbawm accorde sa
préférence — commenceraient par analyser la place économique des samouraïs :
parfois commerçants, parfois protecteurs d’élites locales fortunées; ils
doivent être appréhendés d’abord par leurs fonctions dans la reproduction
matérielle de la société.
Hobsbawm
défend ici le pouvoir analytique des concepts matérialistes pour expliquer les
transformations sociales ; il ne plaide pas pour une politique marxiste ni pour
une approche révolutionnaire de l’action militante. À l’époque, il était encore
membre du Parti communiste de Grande-Bretagne, mais dans les années 1970, il
était déjà identifié comme un partisan de la ligne incarnée par le leader
travailliste Neil Kinnock, qui prenait ses distances avec toute insistance sur
la lutte des classes. Hobsbawm n’a jamais été un militant, et il est devenu,
avec le temps, de moins en moins radical (Evans 2019 : 480). Cela ne l’a
toutefois pas empêché de défendre des approches historiques profondément
marquées par l’héritage du marxisme.
Pour
Hobsbawm, la modélisation du changement constitue un des traits fondamentaux de
l’histoire de la société. La meilleure démarche historique, selon lui, doit
permettre de poser des questions de grande portée — par exemple : dans quelle
mesure la révolution industrielle vécue par la Chine aux XXᵉ et XXIᵉ siècles
est-elle, par sa structure et ses effets, comparable aux exemples canoniques de
révolution industrielle survenus en Grande-Bretagne ou en Allemagne aux XVIIIᵉ
et XIXᵉ siècles ?
L'histoire de la société est donc une collaboration entre
des modèles généraux de structure et de changement social et l'ensemble
spécifique des phénomènes qui se sont réellement produits. Ceci est vrai quelle
que soit l'échelle géographique ou chronologique de nos enquêtes. (p.29)
Dans
son article, Hobsbawm affirme que cette manière de concevoir l’histoire tend à
devenir un « consensus tacite » (p. 31) parmi les historiens sociaux, un « plan
de travail largement accepté » (p. 32). Il dresse un panorama des principaux
domaines d’intérêt de l’histoire sociale, et se montre particulièrement
optimiste quant à la centralité croissante de l’analyse des classes sociales —
« les perspectives d’avenir de ce type de recherche semblent brillantes »
(p. 37). Il exprime l’espoir que les historiens puissent produire, sur d’autres
périodes, des ouvrages aussi ambitieux et rigoureux que le classique de Marc
Bloch, La Société féodale (Bloch 1978).
1b
« L’histoire de la société » sans assise institutionnelle solide
Ce
développement peut sembler long pour un simple article publié il y a un
demi-siècle, même par un historien de la stature de Hobsbawm. Mais l’analyse
est pleinement justifiée : le destin ultérieur de sa conception de « l’histoire
de la société » reflète les profondes controverses idéologiques et
intellectuelles qui ont traversé le champ historique — et au-delà, notre monde
contemporain.
Après
avoir expliqué ce que recouvre la conception de l’« histoire de la société »
selon Hobsbawm, il est utile de s’arrêter un moment sur ce qu’elle n’était pas
— et n’est toujours pas. Cette approche n’a pas engendré une prolifération de
revues académiques, de collections éditoriales, de conférences ou de chaires
universitaires portant son nom. En cela, elle contraste nettement avec un autre
courant apparu dans la seconde moitié du XXe siècle : l’histoire culturelle.
Il
suffit d’observer la fréquence avec laquelle l’expression « histoire
culturelle » figure dans les titres de revues scientifiques. En 2012, Edinburgh
University Press a lancé Cultural History ; Cultural and Social
History existe depuis 2004 ; International Journal of History and
Cultural Studies depuis 2015. On peut aussi mentionner le South African
Journal of Cultural History, le Journal of Latin American Women’s
Intellectual and Cultural History, le Swiss Journal for Religious and
Cultural History, ou encore Peripherica: a Journal of Social, Cultural
and Literary History, pour ne citer que les exemples repérés au cours d’une
simple recherche en ligne.
De
même, les grandes maisons d’édition universitaire, telles que Cambridge
University Press ou Manchester University Press, proposent des collections
consacrées à l’« histoire culturelle » ou à l’« histoire sociale et
culturelle » — mais aucune collection explicitement intitulée « histoire de la
société ».
1c
La tétralogie de Hobsbawm
Si
l’« histoire de la société » n’a donc pas été reprise ni développée par une
nouvelle génération d’historiens, il est indéniable qu’Éric Hobsbawm lui-même a
largement adhéré à cette approche dans une grande partie de son œuvre. Sa
trilogie sur le « long XIXe siècle » — une expression qu’il a lui-même forgée —
s’attache à analyser ce qu’il considérait comme les facteurs déterminants des
transformations sociales.
The
Age of Revolution: Europe 1789–1848
(1962) s’inscrit dans sa lecture des « révolutions jumelles » qui, selon lui,
ont bouleversé le monde : d’une part, la Révolution française de 1789, au cours
de laquelle l’un des systèmes les plus conservateurs d’Europe occidentale fut
balayé dans une symphonie saisissante de créativité, d’organisation et de
violence ; d’autre part, la Révolution industrielle en Grande-Bretagne, qui
ouvrit la voie à un accroissement sans précédent de l’efficacité et de la
production.
Ces
deux révolutions constituent, pour Hobsbawm, les moteurs fondamentaux du
développement de la société durant la première moitié du XIXe siècle. Il ne
s’agit pas pour autant de centrer exclusivement l’analyse sur les révoltés ou
sur les nouvelles formes de production : l’ouvrage comprend ainsi des chapitres
consacrés aux arts ou à la religion. Mais le fil conducteur de cette histoire
sociale est, à ses yeux, l’irruption des masses sur la scène historique pour
exiger des transformations institutionnelles et sociales majeures, ainsi que
l’affirmation irrésistible de la dynamique novatrice du capital et du profit.
The
Age of Capital 1848-1875 (Hobsbawm 1975)
suit l'évolution du siècle en retraçant les transformations de la société liées
aux révolutions de 1848 dans toute l'Europe, le grand essor économique qui
s'ensuivit et la fortune des gagnants et des perdants de cet essor.
The
Age of Empire 1875-1914 (Hobsbawm 1987)
montre comment l'expansionnisme des pays industriels du monde a été le moteur
central de l'histoire au cours de ces cinquante années, tandis que dans la
sphère sociale, la bourgeoisie a lentement mais sûrement repris les espaces
d'hégémonie et de légitimité à l'aristocratie en déclin.
Il
est intéressant de constater que la série d’ouvrages de Hobsbawm consacrée aux
« âges » et dont les titres identifient des facteurs structurants de l’histoire
moderne s’interrompt avec The Age of Extremes: The Short Twentieth Century,
1914–1991, publié en 1994. Ce choix de titre, sur le plan explicatif, peut
paraître décevant : quel siècle, en effet, ne pourrait être qualifié d’« âge
des extrêmes » ? Le XIVe siècle, pour ne prendre qu’un exemple à dessein
provocateur, a vu un quart de la population européenne succomber à la peste
noire, l’accession de la dynastie Ming en Chine, et les premiers massacres de
Juifs en Espagne et au Portugal. Lui aussi mériterait sans doute un tel
qualificatif.
Hobsbawm
aurait pu, à l’instar des volumes précédents de sa série, choisir pour titre un
facteur déterminant de l’évolution historique : « L’Ère de l’État »
aurait parfaitement convenu. Après tout, les économies de guerre des deux
conflits mondiaux, l’essor des régimes fascistes en Italie et en Allemagne,
ainsi que l’émergence de systèmes politiques inédits en Russie, en Europe de
l’Est et en Chine témoignaient d’un rôle massivement renforcé de l’État. À cela
s’ajoutaient les « États-providence » sans précédent dans les pays développés
et les sociétés post-coloniales d’Afrique.
Pourtant,
dans L’Âge des extrêmes, Hobsbawm peine à définir un fil directeur aussi
net. S’il affirme avec force que la révolution russe et les régimes qu’elle a
engendrés constituent la question-clé du XXᵉ siècle, il ne propose pas de
définition claire des États soviétiques stabilisés sous Staline. Tout en
soutenant que la révolution bolchevique fut une véritable révolution populaire
— et non un simple coup d’État —, il refuse de qualifier les sociétés staliniennes
de « capitalismes d’État » ni de « nouvelles sociétés de classes ».
Or,
lorsque près d’un tiers de l’humanité vit sous un ordre qu’il n’a pas défini,
la prétention à écrire « une histoire de la société » fondée sur le
matérialisme historique se heurte à d’importants obstacles — malgré les
immenses mérites de son ouvrage.
La
volonté d’Hobsbawm d’inscrire l’écriture de l’histoire dans le cadre des
transformations sociales mondiales est demeurée constante tout au long de sa
vie. Dans une conférence prononcée quelques années avant sa mort (Hobsbawm,
2014), il s’efforçait encore d’adopter une perspective résolument
macro-historique pour penser l’avenir du XXIᵉ siècle. Parmi les dynamiques
structurantes qu’il identifiait figuraient le ralentissement net de la
croissance démographique mondiale, la disparition des sociétés paysannes à
l’échelle de la planète, ainsi que la concurrence croissante entre États autour
de l’enseignement supérieur, perçue comme un levier central dans l’économie
contemporaine. Autant de facteurs que Hobsbawm considérait comme déterminants
pour comprendre l’orientation que prenait la société humaine.
Dans
son article de 1971, Hobsbawm se réjouissait donc de voir l’accent mis sur des
grands facteurs explicatifs d’ordre macro-historique, appliqués à des sociétés
et des périodes variées. L’histoire vivait alors un moment particulièrement
fécond. Au cours des décennies suivantes, le nombre d’historiens n’a d’ailleurs
cessé de croître, porté par l’expansion continue des universités à travers le
monde.
1d « history boom »
À
partir des années 1990, l’intérêt du grand public pour l’histoire a connu un
essor spectaculaire. Richard Evans a parlé à ce propos d’un véritable « boom de
l’histoire », marqué par la multiplication des séries documentaires à succès,
portées par des figures devenues familières du petit écran, telles que Simon
Schama ou Max Hastings. Schama, notamment, a produit plusieurs fresques
audiovisuelles ambitieuses : A History of Britain (2000), The Story
of the Jews (2013), ou encore Civilisations (2018), qui revisitait
la série mythique de Kenneth Clark (1969) à l’aune d’une approche plus globale.
Parallèlement,
d'innombrables ouvrages historiques « grand public » ont été
publiés, qu’il s’agisse de travaux documentaires rigoureux ou de romans
historiques solidement étayés, à l’instar des best-sellers remarqués de Ken
Follett. Ironisant sur la popularité croissante des programmes télévisés
consacrés à l’histoire, l’historien Richard Evans a pu affirmer que «
l’histoire est le nouveau jardinage » (Evans, 2016). Durant cette même période,
on a assisté à une prolifération de nouveaux musées, dont beaucoup se sont
attachés à restituer les dimensions sociales du passé. Du nouveau centre
d’interprétation de Stonehenge au centre Jorvik de York – reconstitution
immersive d’un village viking, jusqu’aux odeurs – en passant par la section «
Victorian Street » du Museum of London, les exemples sont trop nombreux pour
être ici recensés de manière exhaustive.
Dans
le champ de l’histoire universitaire, la révolution des communications induite
par l’essor d’Internet, à partir des années 1990, a ouvert des perspectives
inédites de diffusion des travaux de recherche. Cette transformation
structurelle a contribué à une croissance spectaculaire de la production
historienne, rendant toute tentative de synthèse globale particulièrement
périlleuse. Ainsi, au cours des années 2020, l’université de Cambridge
(Royaume-Uni) délivrait à elle seule plus de soixante-dix doctorats en histoire
par an, illustrant l’ampleur de cette dynamique.
Dans
le champ de l’écriture historienne, l’émergence de nouveaux paradigmes ne se
traduit jamais par l’effacement total des approches antérieures. Dans mon
propre compte rendu de l’historiographie britannique de la Première Guerre
mondiale (Mullen 2015), j’analyse successivement l’essor de l’histoire sociale
puis de l’histoire culturelle, tout en montrant que ces développements n’ont
nullement conduit à la disparition des recherches en histoire militaire et
diplomatique.
Cependant,
à partir des années 1970, l’histoire académique s’est éloignée des préférences
matérialistes à la Hobsbawm pour laisser davantage de place à trois grands
courants de pensée. Le premier, l’histoire culturelle, s’attache aux
représentations, aux pratiques et aux symboles partagés. Le deuxième se
caractérise par un rejet catégorique des « grands récits », jugés idéalisants
et réducteurs : ceux-ci auraient prétendu faire correspondre les faits à des
schémas préconçus. Enfin, un troisième mouvement a remis en cause la
possibilité même de formuler des vérités sur le passé.
Je
propose désormais d’exposer, dans cet ordre, chacun de ces phénomènes majeurs
avant de passer aux contributions qu’en ont données divers auteurs sur ces
questions.
1e
Le succès massif de l’histoire culturelle
À
partir des années 1980, un nombre croissant d’historiens se sont revendiqués
comme praticiens de l’histoire culturelle. Pourtant, la plupart des
dictionnaires spécialisés évitent d’en proposer une définition précise, tant
ses contours apparaissent incertains. Il est néanmoins possible d’en dégager
certaines caractéristiques récurrentes. L’histoire culturelle repose en général
sur une acception très large du terme culture, entendu comme l’ensemble des
manières dont les individus perçoivent, construisent et donnent sens à leur
monde.
Elle
se distingue nettement des approches plus classiques de l’histoire de l’art,
longtemps centrées sur l’étude de l’influence de figures artistiques majeures
ou sur la genèse des grandes formes esthétiques (le portrait, la symphonie, le
roman). En rupture avec cette tradition, l’histoire culturelle contemporaine
accorde une attention soutenue au rôle du symbolique dans les pratiques
sociales, tout en s’efforçant souvent d’articuler cette dimension aux réalités
observables et mesurables.
Pour
ne prendre qu’un exemple, l’ouvrage de Berny Sèbe, Heroic Imperialists in
Africa: The Promotion of British and French Colonial Heroes, 1870–1939,
explore les multiples modalités – officielles et informelles – par lesquelles
les figures de « héros » coloniaux ont été mises en récit et valorisées. Ces
formes de promotion s’observent aussi bien dans les noms de rues que dans les
cartes à collectionner glissées dans les paquets de thé, les biographies
populaires à succès ou encore les manuels scolaires.
Ces
récits ont été mobilisés à des fins diverses : légitimation politique,
promotion commerciale, construction de l’identité nationale, entre autres.
L’ouvrage s’inscrit dans le champ de l’histoire des représentations,
sous-catégorie majeure de l’histoire culturelle contemporaine. On peut estimer
qu’un tel intérêt pour les mécanismes de fabrication des discours historiques
et pour leurs usages sociaux n’est pas nécessairement en contradiction avec
l’approche développée par Eric Hobsbawm. Il est toutefois évident que les
priorités ont évolué : l’analyse du discours s’est imposée comme une méthode
centrale, tandis que l’influence des perspectives matérialistes tend à
décroître.
3. Développements
ultérieurs et situation actuelle
3a.
L’histoire culturelle domine-t-telle définitivement ?
Les
trente années qui ont suivi 1980 ont donc été marquées par l’essor remarquable
de l’histoire culturelle. Celle-ci partage souvent avec l’histoire sociale un
intérêt soutenu pour les existences ordinaires. Dans les milieux
universitaires, face au recul de l’influence du marxisme, la démarche
« histoire culturelle » a permis à de nombreux historiens de
poursuivre une démarche « par en bas ». Dans le même temps, cette approche
s’attachait à un élargissement considérable des objets d’étude. L’histoire
culturelle s’est en effet attachée à explorer les représentations, les
imaginaires et les pratiques symboliques dans leur diversité.
Nous
avons évoqué, à ce titre, les travaux de Berny Sèbe sur les collections de
cartes illustrées ou les manuels scolaires, mobilisés pour faire émerger les
visions du monde propres à une époque. Parmi les très nombreux exemples
d’histoire culturelle, on peut également citer ces deux ouvrages représentatifs
: Sin in the Sixties : Catholics and Confession, 1955–1975 (2016) de
Maria Morrow, et A History of Boxing in Mexico: Masculinity, Modernity, and
Nationalism (2017) de Stephen Allen. Dans les deux cas, il ne s’agit pas
simplement de retracer l’histoire d’activités culturelles significatives pour
leurs contemporains, mais bien de comprendre comment leur signification sociale
et symbolique a évolué au fil du temps. C’est là une des principales forces de
l’histoire culturelle : interroger les constructions du sens.
Dans
la même perspective, j’ai moi-même travaillé sur les formes d’expérience vécue
par les membres de la classe ouvrière à différentes périodes du XXe siècle, à
partir des paroles, des positionnements de narrateur, des registres vocaux et
des tonalités présents dans les chansons populaires à succès (Mullen 2018b).
Barbara
Weinstein (2005), dans son très utile bilan des controverses
historiographiques, raconte comment les travaux historiques s’appuyant sur le
concept de « description épaisse » et intelligible développé par Clifford
Geertz se sont largement imposés après 1980. S’inspirant des méthodes de
l’anthropologie culturelle, ces ouvrages considèrent les actions, les rituels
ou les habitudes des individus comme faisant partie d’un réseau complexe de
significations en constante évolution. Des questions telles que « Quelle est la
cause de la famine au Bengale ? » ou « Pourquoi l’unification de l’Italie
a-t-elle pris tant de temps?» tendent alors à se raréfier au profit
d’interrogations portant sur ce que les processus historiques ont signifié et
représenté pour celles et ceux qui les ont vécus.
Weinstein
donne l’exemple des travaux de Scheer (2002) sur les statues de Vierges noires
dans les églises européennes. Scheer rejette expressément l’importance de
déterminer les causes factuelles ayant conduit à la représentation sombre de
ces Madones. Sa priorité est d’analyser l’évolution des discours au fil des
siècles à leur sujet. Ces figures furent d’abord perçues comme miraculeuses et
mystiques, avant d’être interprétées comme une référence à l’importance des
chrétiens africains. Selon Scheer, « l’ancienne multivocalité de la noirceur a
été réduite à une seule signification : la race – en particulier une
signification dans laquelle Marie ne pouvait être intégrée » (2002, p. 1438).
Quelle
a été la réaction d’Eric Hobsbawm face à l’essor de l’histoire culturelle ?
D’un côté, il reconnaissait que ce courant apportait une contribution originale
et pertinente :
Il ne fait aucun doute que notre génération, dans les
années 1950 et 1960, sans négliger complètement la culture, ne lui a pas
accordé le poids qu’elle méritait dans nos analyses. Je pense que cela doit
être vrai. (Hobsbawm, 2008)
Mais
d’un autre côté, il exprimait une réelle inquiétude : celle que l’on perde de
vue certaines tâches fondamentales de l’historien, notamment l’établissement de
vérités factuelles, au profit d’une attention exclusive portée à la manière
dont les événements ont été perçus ou représentés.
Le principal problème du tournant culturel, c’est qu’il
tend à s’éloigner non seulement de l’élément social de l’histoire, mais aussi
de l’histoire réelle. Prenons par exemple l’énorme nombre d’études sur la
mémoire réalisées dans les années 1970 et 1980 : c’est tout à fait nouveau, et
cela ne se faisait pas à notre époque. Or, la mémoire, c’est le présent ; la
mémoire, ce n’est pas ce qui s’est passé, c’est ce que les gens pensent qu’il
s’est passé, a posteriori. (Ibid.)
S’agissant
de la crainte formulée par Hobsbawm, selon laquelle on pourrait s’éloigner des
vérités historiques, l’auteur de ces lignes a été lui-même tenté par une
conclusion similaire au cours de ses recherches sur l’historiographie de la
Première Guerre mondiale. Il existait — et il existe encore — un véritable
déficit de recherches consacrées à l’expérience vécue des femmes pendant ce
conflit, à l’échelle mondiale. Pourtant, on voyait se multiplier les ouvrages
et les thèses portant sur la manière dont certaines écrivaines représentaient
la guerre dans leurs œuvres de fiction. J’ai ainsi constaté que les travaux
portant sur les écrits féminins représentaient 6 % des thèses de doctorat
consacrées à la Première Guerre mondiale, soutenues au Royaume-Uni entre 2000
et 2014. En revanche, les études portant sur la vie concrète des femmes durant
cette période restaient très rares. Il ne s’agit évidemment pas de déprécier
les recherches sur les écrits féminins, mais cet état de fait illustre
indéniablement un changement d’orientation dans la manière dont les doctorants
abordent le passé.
L’émergence
de l’histoire culturelle n’a pas nécessairement exclu la possibilité d’une «
histoire de la société », mais elle a indéniablement déplacé l’accent vers
d’autres objets et d’autres méthodes. L’un des ouvrages les plus influents dans
ce tournant a été The Great War and Modern Memory (La Grande Guerre et
la mémoire moderne) de Paul Fussell, publié en 1975. S’appuyant sur un corpus
d’œuvres littéraires d’écrivains ayant combattu pendant la Première Guerre
mondiale, Fussell cherche à démontrer que l’expérience collective du conflit a
provoqué une transformation durable de l’imaginaire artistique. Selon lui,
cette rupture marque la fin de la vision romantique héritée du XIXe siècle et
inaugure des formes narratives résolument modernistes.
Ce
livre a été salué pour son approche interdisciplinaire novatrice, croisant les
outils de la critique littéraire et de l’histoire, et pour avoir contribué à
élargir le champ de l’enquête historique à des dimensions jusque-là
marginalisées. Nombreux sont ceux qui ont suivi l’exemple de Fussell, même si
certains historiens ont mis en question la représentativité de son corpus –
centré sur des auteurs reconnus – et la solidité de ses généralisations.
Quoi
qu’il en soit, l’ouvrage de Fussell portait en germe plusieurs des éléments
caractéristiques de l’essor de l’histoire culturelle et du relatif déclin de
l’histoire sociale : une attention portée aux discours et aux représentations,
ainsi qu’un recours assumé aux méthodes de l’analyse littéraire. Ce type
d’approche a trouvé de multiples prolongements ; on peut citer, par exemple,
les travaux de Diane Purkiss sur l’histoire de la sorcellerie (Purkiss 1996,
2016), qui s’attachent à décrypter les mythes et métaphores mobilisés dans les
transcriptions des procès du XVIe siècle par les accusées elles-mêmes.
3b
Le rejet des « grands récits »
L’essor
de l’histoire culturelle — et l’idée qu’elle puisse, d’une certaine manière, se
substituer à l’histoire sociale — a contribué à marginaliser l’« histoire de la
société ». Ce déplacement a coïncidé avec le tournant dit « postmoderne »,
caractérisé par une insistance sur les discours et un rejet appuyé des « grands
récits ». Barbara Weinstein observe que ce désintérêt pour les grands récits
s’est souvent accompagné d’un recul de l’attention portée aux causes et aux
conséquences des événements ou des processus historiques. Elle souligne
toutefois que nombre de ceux qui proclamaient leur rejet des grands récits
continuaient en réalité à s’y appuyer dans leurs travaux (Weinstein, 2005).
Mais
que désigne-t-on exactement par « grand récit » ? L’expression, souvent
utilisée de manière ironique, sert généralement à désigner des cadres
interprétatifs globaux, jugés aujourd’hui dépassés ou trop rigides. Comme le
montre un rapide examen via Google Ngrams (qui mesure la fréquence des termes
dans les livres publiés depuis les années 1800), cette formule (en
anglais : « grand narrative ») était presque absente avant les
années 1990, avant de connaître une montée en usage continue. Un « grand récit»
peut être défini comme une tentative de donner à l’histoire une cohérence
d’ensemble, en l’inscrivant dans une trame explicative forte. L’historiographie
offre plusieurs exemples de ces récits structurants, dont nous examinerons ici
quelques cas emblématiques.
En
Chine, avant le XXe siècle, les historiens s’inscrivaient généralement dans une
tradition interprétative qui concevait l’histoire comme une succession de
cycles dynastiques. Selon cette vision, chaque dynastie naissait dans un élan
de renouveau moral et de dynamisme, avant de sombrer progressivement dans la
corruption. Cette dégradation morale affaiblissait l’autorité en place et
ouvrait la voie à son remplacement par une nouvelle dynastie (Rüsen, 2008, p.
54 et suivantes). Il s’agit là d’un exemple caractéristique de « grand récit »,
une construction historiographique ambitieuse qui prétend rendre compte de
l’évolution historique de manière globale — et qui, selon les standards
actuels, repose sur des généralisations discutables.
De
manière similaire, nombre de récits chrétiens produits au cours des siècles
passés interprétaient l’histoire comme le déploiement progressif du plan divin
pour l’humanité. L’un des exemples les plus célèbres dans le monde anglophone
est l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais (Ecclesiastical History of
the English People), rédigée au VIIIe siècle par le vénérable Bède (édition
traduite par Gidley, 1870). Ce récit, lui aussi, relève d’une logique de «
grand récit » qui rencontre peu d’écho dans l’historiographie d’aujourd’hui.
Les
historiens britanniques patriotes ont souvent présenté l’histoire du
Royaume-Uni comme une marche continue vers la démocratie, la raison et la
tolérance. De leur côté, les historiens marxistes considèrent que les sociétés
humaines traversent des étapes historiques déterminées : le féodalisme, fondé
sur le pouvoir des propriétaires terriens et le travail lié à la terre, cède
progressivement la place, dans des dizaines de pays, au capitalisme, fondé sur
l’investissement privé et le travail salarié « libre ». Ces deux approches —
l’une téléologique, l’autre structurale — ont longtemps dominé
l’historiographie, mais sont désormais souvent rejetées comme de « grands
récits » dépassés.
Le
rejet des « grands récits » à partir des années 1980 a favorisé
l’émergence de nombreuses histoires mettant l’accent sur le spécifique,
reléguant ainsi au second plan une « histoire de la société » au sens de
Hobsbawm. En réalité, c’est avant tout le récit marxiste qui a été écarté.
Plusieurs raisons expliquent ce rejet. Les idées de Marx qui permettent
de puissantes analyses des processus historiques, ont toujours eu du mal à se
détacher de deux autres dimensions associées au marxisme. Premièrement, le
marxisme constitue une idéologie politique affirmant que le capitalisme est
structurellement incapable de surmonter ses propres crises, et que seule la
classe ouvrière, en prenant le pouvoir, peut y apporter une issue en renversant
l’État capitaliste. Deuxièmement, le vocabulaire marxiste a été récupéré au XXe
siècle par une série de régimes autoritaires — tels que l’Union soviétique, la
Chine ou Cuba — où, pourtant, la classe ouvrière disposait d’un pouvoir
politique extrêmement limité. Le lien, s’il existe, entre le marxisme comme
doctrine politique et le marxisme comme idéologie officielle de ces États
autoritaires, fait l’objet de nombreux débats, et aucun consensus réel n’est
envisageable.
Dans
l’histoire universitaire, le déclin du marxisme après les années 1970
s’explique en grande partie par deux facteurs. D’une part, un courant
historiographique associé, même de manière diffuse, à une doctrine visant le
renversement des États en place avait peu de chances de prospérer sans encombre
dans des universités en pleine expansion, financées par l’Etat. D’autre part,
nombre d’historiens humanistes, profondément choqués par les violations des
droits humains perpétrées dans les régimes se réclamant du communisme, ont été
enclins à se détourner de toute forme de marxisme. Ce rejet a sans doute été
facilité par la nature des productions historiques officielles dans les pays du
bloc stalinien : des récits souvent grossièrement téléologiques, fondés sur une
vision mécaniste de l’histoire supposée progresser inexorablement vers un idéal
communiste. Ces travaux, bien éloignés des usages subtils et novateurs de la
pensée marxiste développés par Hobsbawm, E. P. Thompson, Dorothy Thompson ou
d’autres, ont contribué à susciter une volonté de rupture, qui s’est exprimée
de manière largement indiscriminée.
3c
L’histoire de la société est-elle impossible à écrire ?
Au-delà
de la critique des « grands récits », l’histoire en tant que discipline est
mise en cause à l’ère du postmodernisme. Des penseurs comme le philosophe
américain Richard Rorty ou Hayden White, qui a beaucoup écrit sur
l’historiographie, ont soutenu que l’idée même de produire des vérités
objectives sur le passé était illusoire. Selon eux, non seulement l’élaboration
d’une « histoire de la société » est irréalisable, mais toute entreprise
historique doit être abordée avec un scepticisme radical.
On
objectera peut-être que ni Rorty ni White ne sont historiens au sens classique
du terme — ils n’ont pas signé de monographies centrées sur des périodes ou des
corpus précis. Il n’en reste pas moins que nombre de spécialistes admettent que
les philosophes ont parfaitement le droit de critiquer la méthodologie
historique lorsqu’elle leur paraît fondée sur des présupposés contestables.
Dans
son ouvrage de 1995, Keith Jenkins défend de façon exhaustive les thèses de
Rorty et White. Il récuse en bloc le modèle d’« histoire de la société »
popularisé par Hobsbawm et ses pairs, tout comme le travail des générations
précédentes d’historiens. Ceux-ci sont accusés d’être
trop attachés à la prétention de pouvoir engager un
dialogue « réel » avec la « réalité » d’un passé en tant
qu’histoire (en quelque sorte non historiquement constitué) (p. 10).
Pour
Keith Jenkins, l’essence du travail des historiens traditionnels repose sur une
forme de prétention intellectuelle. À ses yeux, le marxisme et le libéralisme
ne sont pas des cadres théoriques distincts visant à expliquer l’évolution des
sociétés humaines, mais de simples conversations rhétoriques. Il appelle les
intellectuels à rejeter ce qu’il nomme les « dynamiques essentialistes —
telles que l’individu entrepreneur ou la lutte des classes ».
Richard
Evans, historien de renom notamment connu pour sa trilogie sur l’histoire du
Troisième Reich, a répondu à ce courant dans son ouvrage influent In Defense
of History. Comme nous le verrons, le travail d’Evans s’inscrit clairement
dans la tradition de l’« histoire de la société » défendue par Hobsbawm. Publié
initialement en 1997 et réédité par Granta en 2000, In Defense of History
aborde des thèmes tels que le rapport entre les historiens et les faits, les
limites de l’objectivité ou encore la question de la causalité historique.
Evans
s’oppose fermement à la thèse postmoderniste selon laquelle il serait
impossible de parvenir à une vérité sur les événements du passé. Il ne va
toutefois pas aussi loin que Geoffrey Elton, qui avait raillé le postmodernisme
en le qualifiant d’équivalent intellectuel de la cocaïne ! Evans reconnaît par
exemple que d’autres disciplines — de l’analyse littéraire à la psychanalyse
freudienne — peuvent enrichir la démarche historienne.
L’idée
centrale de l’ouvrage d’Evans consiste à réfuter les critiques postmodernes
qui, selon lui, ont simplifié à l’extrême — voire caricaturé — le travail de
l’historien. Ces critiques supposent que l’historien serait à la recherche
d’une vérité absolue, et qu’il serait entièrement tributaire des intentions des
auteurs ayant produit les documents utilisés comme sources.
Evans
insiste au contraire sur le fait que les sources sont fréquemment lues « à
contre-courant ». Autrement dit, les lettres, les archives administratives, les
statistiques, les photographies, les affiches, les chansons ou encore les
dessins peuvent révéler une richesse d’informations largement indépendante des
intentions initiales de leurs auteurs. Ces matériaux permettent d’éclairer des
aspects inattendus du passé, pour peu que l’on sache les interroger avec
rigueur.
Ainsi,
par exemple, les données recueillies par un éditeur musical sur les chansons
les plus populaires de 1916 peuvent fournir de précieux indices sur les
attitudes de la population face à la guerre en cours, si nous savons les
dénicher — alors même que l’éditeur lui-même n’avait, à l’évidence, aucun
intérêt particulier pour cette question.
De
même, l’historien Edward Thompson, dans La formation de la classe ouvrière
anglaise (1963), a montré comment des procès-verbaux judiciaires, produits
dans un tout autre but — contrôler et punir — peuvent, lorsqu’ils sont lus à
rebours, offrir un aperçu vivant des formes de résistance, des cultures
populaires et des valeurs morales des classes laborieuses. Les archives
produites par les dominants peuvent donc devenir, entre les mains de
l’historien, des témoins involontaires des voix dominées.
En
résumé, Evans rejette fermement l’idée selon laquelle l’ensemble de l’histoire
ne serait qu’un enchevêtrement de signes et de discours sans ancrage dans une
réalité extérieure. À ses yeux, une telle position est non seulement
intellectuellement stérile, mais aussi moralement indéfendable. Ce qui pourrait
sembler un débat purement théorique a d’ailleurs eu, dans au moins un cas
célèbre, des implications politiques majeures.
Evans
a en effet joué un rôle déterminant dans le procès intenté en 2000 par David
Irving — historien révisionniste et apologiste d’Hitler — contre l’auteure
Deborah Lipstadt et la maison d’édition Penguin, qu’il accusait de diffamation.
Irving défendait ses écrits niant la réalité de l’Holocauste en invoquant le
relativisme postmoderniste : selon lui, toute histoire étant subjective, sa
propre version des faits valait bien celle des autres. Evans, appelé comme
expert, s’est attaché à démontrer la différence fondamentale entre une démarche
historique fondée sur la rigueur méthodologique et une entreprise de
falsification délibérée. Il a défendu avec force l’idée que l’histoire repose
sur l’examen critique des sources, la cohérence des arguments et le souci de
vérité — autant de principes qui distinguent l’histoire de la pure fiction
(Evans, 2001).
In
Defense of History a suscité un débat
houleux dans les milieux universitaires. Parmi ses détracteurs, le professeur
Anthony Easthope (1998) l’a vivement critiqué, le qualifiant d’« ouvrage mal
informé mais d’une assurance inébranlable, empreint d’un provincialisme naïf ».
Il convient toutefois de préciser qu’Easthope était spécialiste de littérature
et non d’histoire, ce qui nuance la portée de son jugement. À l’inverse,
d’autres intellectuels ont accueilli l’ouvrage avec enthousiasme. L’historienne
Antonia Fraser, lauréate du Wolfson History Prize en 1984 pour ses travaux sur
la condition féminine au XVIIe siècle, a déclaré qu’il s’agissait de son «
livre de l’année ».
Richard
Evans, tout comme Hobsbawm, figure parmi les historiens les plus lus de la fin
du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Au-delà de sa contribution spécifique
à la défense de la discipline historique face aux approches subjectivistes, il
peut également être considéré comme un exemple probant du fait que l’« histoire
de la société » prônée par Hobsbawm reste bien vivante. Bien que l’orientation
dominante de la recherche historique universitaire se soit partiellement
éloignée de ces priorités, le développement du champ a manifestement laissé
suffisamment d’espace pour la coexistence de projets historiographiques divers.
Il
est indéniable qu’Evans suit de très près les principes méthodologiques de
l’«histoire de la société » tels que les formulait Hobsbawm — comme en
témoignent notamment ses ouvrages de 1977, 1981, 1987 et 2016. Pour mémoire,
Hobsbawm appelait avant tout à une collaboration étroite entre des modèles
généraux de la structure et du changement social et l’analyse rigoureuse des
phénomènes historiques concrets.
Le
parcours intellectuel d’Evans illustre également que l’« histoire de la
société» ne suppose aucunement une adhésion au marxisme, que ce soit comme
méthode d’analyse ou comme orientation politique. Evans a toujours affirmé
qu’il n’avait jamais été marxiste ; dans son cours consacré à « l’histoire
depuis les années soixante », il décrit même le présent comme relevant de «
notre société post-marxiste », reprenant ainsi l’opinion largement répandue
selon laquelle le marxisme appartiendrait désormais au passé.
3d
L’apport de Geoff Eley
Geoff
Eley, autre grand historien britannique de l’Allemagne, a apporté une
contribution majeure au débat sur l’« histoire de la société » et sur ses
possibles usages. Sa réflexion mérite une section à part.
Tout
d'abord, en octobre 1990, il a rédigé un article intitulé « Is All the
World a Text ? ‘De l'histoire sociale à l'histoire de la société’ deux
décennies plus tard ».
Dans
cet article, Eley souligne combien l’optimisme et la conviction qu’un consensus
se dessinait autour de l’« histoire de la société », tels qu’exprimés par
Hobsbawm en 1971, sont devenus, vingt ans plus tard, difficiles à maintenir. Il
écrit notamment :
La social history est devenue l’un des lieux
d’incertitude épistémologique générale qui caractérise de larges pans de la vie
académique et intellectuelle dans les sciences humaines et sociales à la fin du
vingtième siècle. (p. 1)
Il
en conclut que l’écriture d’une histoire de la société n’est plus l’objet d’un
accord unanime.
Quinze
ans après son article, Eley, dans son livre A Crooked Line: From Cultural
History to the History of Society (2005) actualise et approfondit son propos :
Eley
explique que
D'une part, l'ambition antérieure d'une « histoire
totale », d'écrire l'histoire de la société d'une manière intégrée et
holistique, a été radicalement remise en question [...] Maintenant, il est
possible de maintenir une certaine version de cette revendication (par exemple,
la possibilité de considérer tous les phénomènes et pratiques dans leurs
dimensions sociales), mais la forme la plus forte de l'argument – « tenter
de comprendre - toutes les facettes de l'existence humaine en termes de leurs
déterminations sociales », comme je l'ai dit - est devenue très
problématique. Comme je l'expliquerai plus loin, la conception
matérialiste confiante de la totalité sociale - la « société » dans
ses formes sociologiques marxistes et non marxistes - a cessé, pour de nombreux
chercheurs en sciences sociales et théoriciens de la culture, d'être la
croyance organisatrice naturelle. Mais d'un autre côté, un nombre considérable
d'ouvrages de sociologie historique continuent d'être rédigés, comme
auparavant, dans le cadre de la problématique établie de la formation de
l'État, de l'essor du capitalisme, du développement politique comparatif, des
révolutions, etc… (p.10).
Comme
il le souligne, les approches matérialistes, à l’instar de celles défendues par
Hobsbawm, ont été remises en cause sous l’influence d’analyses aussi variées
que la pensée foucaldienne, la critique littéraire féministe et l’analyse du
discours. Il note notamment que le « marxisme vulgaire » a fait l’objet de
vives attaques (Eley 1990 : 4) et que la théorie du genre ainsi que les études
sur la mémoire gagnent progressivement en importance (p. 7).
De
surcroît,
des domaines majeurs — l’histoire du travail, la
formation des classes sociales, la citoyenneté et la sphère publique, ainsi que
l’étude de la culture populaire — sont tous profondément transformés par
l’intégration d’une perspective de genre (p. 7).
Il
illustre ce bref passage par plus de trente références en notes de bas de page,
renvoyant aux travaux historiques des auteurs qu’il cite.
Il
s’agit ici d’identifier les courants de pensée dominants parmi les historiens
universitaires. Puisque le nombre d’universités et de chercheurs a continué à
croître rapidement entre 1970 et 2020, le déclin de la popularité de l’approche
matérialiste de l’« histoire de la société » ne signifie pas pour autant que ce
courant ait disparu. De nombreux ouvrages continuent d’être publiés dans cette
perspective.
Ainsi,
l’un des prix les plus prestigieux en histoire, le Herbert Baxter Adams Award,
décerné chaque année par l’American Historical Association (qui compte quelque
dix mille membres) à un ouvrage sur l’histoire européenne, récompense parfois
des travaux s’inscrivant dans la lignée de Hobsbawm. C’est le cas, par exemple,
de Forging Global Fordism de Link (2021), de Class Formation and
Urban-Industrial Society: Bradford, 1750–1850 de Koditschek (1991), ou
encore de Technology and Society under Lenin and Stalin de Bailes
(1979).
La
seconde contribution majeure d’Eley à la discussion est son ouvrage de 2005,
A Crooked Line : From Cultural History to the History of Society (Une ligne
tordue : de l’histoire culturelle à l’histoire de la société), dont le titre
renvoie directement à l’article de Hobsbawm. Eley entreprend de retracer,
depuis les années 1950, les évolutions clés de l’historiographie : d’abord
l’essor puis la transformation de l’histoire sociale, suivis de
l’épanouissement et la diversification de l’histoire culturelle. Au fil de son
propos, il cite plusieurs dizaines d’historiens, dont le travail dépasse
largement ce qu’un lecteur peut espérer maîtriser dans le détail.
Il
se donne pour objectif d’analyser « comment le passé se transforme en images
saisissantes et en récits cohérents » et « en raisons d’agir » (p. 9). Sa
conclusion majeure souligne le rôle déterminant de la politique, au sens le
plus large : les objets d’étude et les questions posées dépendent étroitement
du contexte politique vécu par les historiens et des intérêts de groupe qui
structurent leur vision du monde. Eley s’attaque tout particulièrement à ce
qu’il nomme l’« historiographie whig », c’est-à-dire à cette propension à
croire à un progrès continu de la discipline, où ne seraient vraiment dignes
d’être cités que les travaux les plus récents.
Pour
structurer l’histoire de la discipline, Eley adopte une démarche
semi-autobiographique. Les cinq chapitres principaux — « Devenir historien », «
Optimisme : penser comme un marxiste », « Déception », « Réflexion » et «
Défiance » — jalonnent les grandes étapes de son parcours professionnel.
Dans
« Penser comme un marxiste », il passe en revue les apports fondamentaux des
historiens marxistes britanniques et souligne le rôle déterminant des revues Past
and Present (fondée en 1952) et Social History (1976). Il montre
comment la créativité et la rigueur de chercheurs tels qu’Hobsbawm, Rudé,
Samuel ou Morton ont profondément renouvelé l’histoire d’après-guerre.
Simultanément, l’école des Annales en France a exercé une influence majeure
outre-Manche, notamment grâce à la traduction des travaux de Bloch sur le « don
royal » (Traduction anglaise publiée en 1973) et de Braudel sur La
Méditerranée (Traduction publiée en 1972). En effet, Eley insiste sur le
fait qu'il n'y avait "pas de démarcation claire entre les marxistes et ce
que l'on appelait « l'école française ».
S’il
salue les acquis de la tradition de l’histoire sociale forgée par Hobsbawm et
ses collègues, il présente le basculement vers l’histoire culturelle et
l’analyse du discours comme un tournant salutaire, tout en en pointant le coût
: les grandes interrogations analytiques — l’industrialisation mondiale au XXᵉ
siècle ou la transition du féodalisme au capitalisme — semblent aujourd’hui
reléguées au second plan, l’« histoire de la société » n’étant plus à la mode.
Au final, son ouvrage demeure le récit passionnant d’une aventure
intellectuelle marquée par une production historique en constante expansion.
Un
dernier point marquant de l’ouvrage d’Eley, qui devrait attirer l’attention des
historiens matérialistes, porte sur l’intensité des conflits entre écoles
historiographiques. Il évoque notamment la période où les marxistes peinaient à
trouver un poste dans les universités allemandes et décrit des affrontements à
d’autres périodes où « bruit et fureur » accompagnaient les débats. Cette
dimension mérite à son tour d’être explorée : en retraçant l’histoire de la
discipline, il faut aussi s’interroger sur les ressorts matériaux de ces
conflits au sein de l’« histoire financée par l’État ». Si, dans nos
démocraties, l’État ne contrôle pas directement le contenu de la recherche
universitaire, les structures disciplinaires—accès aux postes, modalités de
financement, comités de sélection—peuvent lourdement peser sur l’agenda de la
recherche historique. Or, la question matérielle de la production de l’histoire
et de ses enjeux financiers reste presque absente du livre d’Eley.
3e
Perspectives de genre et histoire de la société
Parmi
les dynamiques ayant contribué à remettre en question la tradition de l’«
histoire de la société », Eley souligne la montée en puissance des perspectives
de genre. Ces quarante dernières années — parallèlement à la progression de la
place des femmes dans de nombreux espaces publics, du football à la haute
politique — ont vu se développer des approches historiques cherchant à rompre
avec les récits dominés par des figures masculines, si courants dans
l’historiographie traditionnelle. Ce tournant majeur dans l’écriture de
l’histoire doit être replacé dans le contexte plus large du déclin de
l’hégémonie de l’histoire sociale de type matérialiste.
Ce
changement s’est manifesté à la fois par une augmentation du nombre de travaux
portant sur les femmes et par une féminisation croissante de la profession
d’historien. Cette tendance s’est nettement accélérée au fil des décennies.
Ainsi, dans la collection Bloomsbury Historiography, près de 45 % des
auteurs sont aujourd’hui des femmes, reflet d’une transformation profonde du
paysage académique.
Le
prix d’histoire mentionné plus haut (le prix Herbert Baxter Adams) illustre
aussi cette évolution : ces dernières années, il a été attribué plus
fréquemment à des historiennes — par exemple en 2010, 2014, 2015 et 2016. Ce
constat ne doit pas masquer le fait que des femmes ont marqué la discipline dès
le début du XXe siècle, bien que leur nombre ait alors été très réduit. Ainsi,
Louise Fargo Brown a reçu le prix en 1911 pour ses travaux sur The Political
Activities of the Baptists and Fifth Monarchy Men in England, et Violet
Barbour en 1913 pour une biographie d’un ministre de Charles II.
La
question posée est de savoir s’il existe un lien entre la montée en puissance
des femmes, à la fois comme autrices et comme sujets d’histoire, et le recul
relatif de la perspective dite d’« histoire de la société ». Ce débat reste
hautement controversé. Il est indéniable que les méthodes de recherche
historique inaugurées par Von Ranke, tout comme l’analyse d’Hobsbawm du rôle du
capital, de l’empire et des révolutions dans la transformation violente de
millions de vies, s’appliquent aussi bien à la compréhension de l’existence
féminine qu’à celle des hommes. Toutefois, la lenteur des progrès vers
l’égalité des sexes a récemment conduit à porter un regard plus attentif sur la
vie des femmes.
Dans
de nombreux travaux, ce sont les mêmes concepts, méthodes et approches des
sources qui servent à raconter l’histoire des femmes. Cela ne doit pas
surprendre, puisque les grands événements historiques — famines, guerres
mondiales, migrations massives, génocides — affectent rarement un seul sexe :
les enjeux méthodologiques et les écueils sont souvent identiques pour tous les
groupes sociaux.
Au
cours des quarante dernières années, l’essor de l’histoire des femmes et des
études de genre constitue un succès majeur, même s’il reste encore beaucoup à
accomplir (Thom 2008). Non seulement les travaux historiques ont intégré de
nouvelles données sur les femmes, mais la définition même de la source
historique s’est élargie : archives privées, journaux intimes, dossiers
matrimoniaux, témoignages d’accouchement ou de vie religieuse, autant de
matériaux jusque-là négligés. Ainsi, des monographies dédiées à l’expérience
féminine — dot, maternité, vie conventuelle — ont vu le jour. Plus important
encore, il a été démontré que toute histoire « aveugle au genre » occulte des
dynamiques centrales de la vie sociale (Bock 1989). Comme l’écrit succinctement
Joan W. Scott : « L’histoire des femmes n’est pas l’histoire de la moitié de
l’humanité, mais l’histoire de toute l’humanité » (Bock 1989 : 12). Par
ailleurs, la recherche contemporaine souligne la nécessité de ne pas
circonscrire l’étude des femmes à leur rapport aux hommes, et de porter un même
intérêt aux relations entre femmes — parenté, amitié, solidarité ou rapports de
pouvoir.
Il
n’existe aucune raison intrinsèque empêchant une approche matérialiste de
l’histoire de la société d’intégrer pleinement les questions de genre.
Pourtant, Hobsbawm, E. P. Thompson et leurs contemporains — comme une grande
partie des historiens de leur génération — présentaient un « angle mort » en la
matière. On donne souvent l’impression que l’essor de l’histoire culturelle et
la remise en question de l’objet historique traditionnel coïncident avec
l’émancipation progressive des femmes. Certains en déduisent que l’histoire
sociale d’inspiration matérialiste serait, de fait, incapable de rendre compte
de l’histoire des femmes, dans la mesure où la discipline historique — à
l’instar de nombreuses autres branches du savoir — aurait été fondée par un
milieu professionnel masculin afin de servir prioritairement des intérêts
masculins.
Cette
critique s’inscrit dans un débat politique et philosophique plus vaste, portant
sur la nature de la société moderne : est-elle essentiellement patriarcale —
c’est-à-dire organisée au profit des hommes — ou fondamentalement structurée au
bénéfice de petites élites économiques, ces « un pour cent » qui concentrent le
pouvoir et la richesse ?
Il
est intéressant de noter que les formulations les plus radicales de cette
thèse—affirmant que les méthodes historiques traditionnelles sont
irréductiblement genrées et inopérantes pour l’étude des femmes—proviennent
souvent de cercles extra-universitaires. Néanmoins, plusieurs historiennes
féministes académiques ont elles aussi appelé à repenser les catégories et les
outils d’analyse pour que l’histoire sociale puisse réellement embrasser toutes
les expériences, y compris celles des femmes.
Diane
Purkiss (1996), lorsqu'elle examine l'attitude des historiens (essentiellement
masculins) à l'égard de l'histoire de la sorcellerie, insiste :
Ayant créé un mythe puissant dans lequel l'enquêteur
masculin du siècle des Lumières est un grand héros luttant contre diverses
ténèbres plus ou moins féminines, les historiens n'ont pas été très pressés
d'abandonner leur fantasme en faveur de théories et de méthodologies
alternatives... (p.69).
Et
ailleurs, elle déclare que "le discours des théories académiques sur la
sorcellerie est encore un discours masculin, composé pour la voix masculine.
[Le] primitivisme de la sorcière renforce l'idée que les historiens se font
d'eux-mêmes en tant que personnes rationnelles, scientifiques et
éclairées" (p.60). Bien que cela ne soit pas précisé, l'idée est que la
vision et la méthodologie des historiens masculins sont fatalement faussées par
les préjugés patriarcaux.
Si
on met de côté ces objections plus radicales, voire polémiques et difficiles à
étayer, l’idée selon laquelle l’histoire sociale – y compris l’“histoire de la
société” – a longtemps négligé la vie des femmes dans le passé est aujourd’hui
largement partagée et fait désormais l’objet d’un consensus. Alexander, Davin
et Hostettler (1979) répondirent directement aux travaux d’Eric Hobsbawm en
soulignant que celui-ci, comme bien d’autres, avait simplifié à l’excès la
relation des femmes au travail salarié au XIXe siècle. Il avait postulé la
domination d’un modèle de “femme au foyer” qui s’avère, à l’examen, bien plus
instable et diversifié que ne le laissait entendre la vulgate
historiographique.
D’un
point de vue historiographique, leur article revêt une importance particulière.
Publié en 1979, à une époque où les perspectives de l’histoire des femmes
étaient encore marginales, il tranche par son audace et sa rigueur. Il est en
outre signé par trois autrices – fait presque inédit dans History Workshop
Journal, la revue qui l’a accueilli. Il n’est pas interdit de penser que ce
collectif d’auteures a ressenti le besoin de s’unir pour affronter l’autorité
intellectuelle d’un géant tel que Hobsbawm, lorsqu’il s’agissait de démontrer
ses erreurs. L’histoire de l’histoire, c’est aussi celle de la lente émergence
de voix marginalisées qui réclament d’être entendues.
4. À
l’avenir
Quel
avenir réserver à « l’histoire de la société » ? L’appel lancé par Eric
Hobsbawm dans son article de 1971 avait pour objectif principal de prolonger
les acquis de la « nouvelle histoire sociale », qui avait rompu avec l’habitude
de se focaliser exclusivement sur les grands hommes, les lois, la diplomatie et
les conflits. Selon lui, cette approche ouvrait la voie à une compréhension
plus globale des processus de transformation sociale.
L’existence
même du recueil History after Hobsbawm (2018), dirigé par Patrick
Arnold, John Hilton et Tim Rüger, témoigne d’ailleurs de la nature
incontournable des perspectives de Hobsbawm. L’ouvrage rassemble notamment des
contributions qui appliquent la même philosophie hobsbawnienne à l’histoire
globale et à l’histoire postcoloniale. Dans un chapitre, Chris Wickham parle de
« faire de l'histoire globale à l'époque médiévale ». Dans un
autre, Frank Trentman examine la question des « histoires matérielles du
monde : échelles et dynamiques ». Ce dialogue entre anciennes et nouvelles
méthodes montre que, loin de s’éteindre, l’histoire de la société continue de
se réinventer et de s’inscrire au cœur des débats historiographiques.
L’intérêt
croissant pour l’expérience vécue par les gens ordinaires dans le passé s’est
indéniablement approfondi et diversifié au cours des cinquante dernières
années. La demande d’histoire, comme nous l’avons vu, semble insatiable —
portée sans doute par des transformations profondes telles que l’expansion de
l’enseignement supérieur, l’allongement du temps libre et les possibilités
inédites offertes par les nouvelles technologies de la communication.
Des
programmes télévisés populaires, tels que Edwardian Farm, Back in
Time for Brixton ou Victorian Pharmacy, diffusés par la BBC, ont
attiré des millions de téléspectateurs à chaque épisode. Les politiques
muséales vont dans le même sens : l’Imperial War Museum, par exemple, a
entièrement repensé en 2014 ses galeries sur la Première Guerre mondiale pour y
mettre en valeur les vécus individuels. Même si l’« histoire de la société » a
donc perdu de sa centralité dans le monde universitaire, elle reste vivante et
influente dans d’autres sphères, qu’il s’agisse des médias, des musées ou du
grand public. On pourrait y voir une réalisation partielle du projet
qu’appelait de ses vœux Eric Hobsbawm.
Mais
qu’en est-il du lien entre l’expérience individuelle et la structure d’ensemble
de la société ? Difficile de prédire les évolutions futures de cette
articulation. Le rejet du marxisme, longtemps perçu comme étant associé à la
tyrannie stalinienne, pourrait-il s’atténuer, à mesure que le souvenir de la
guerre froide s’estompe et que les tensions sociales croissantes ravivent
l’intérêt pour Marx dans le débat public ? Et comment les mutations
néolibérales des universités à l’échelle mondiale influenceront-elles les
formes d’histoire valorisées dans ces institutions? Le type de savoir
historique encouragé — critique ou consensuel, structurel ou individualisé —
dépendra sans doute, comme toujours, des rapports de force intellectuels et
politiques du moment.
Nous
avons identifié trois ou quatre facteurs majeurs ayant contribué au déclin de
l’« histoire de la société ». Ces dynamiques resteront-elles aussi influentes
dans les années à venir ? Richard J. Evans (2016) estime que l’apogée du
postmodernisme — et de son scepticisme radical à l’égard de la possibilité
d’écrire des vérités historiques — est désormais révolue, et que cette doctrine
exercera un poids moindre à l’avenir. L’histoire culturelle, en revanche,
demeure vigoureuse et semble conserver toute sa vitalité.
Certaines
évolutions récentes dans le champ historiographique pourraient néanmoins
favoriser un renouveau de l’histoire de la société. La volonté croissante de
dépasser les cadres eurocentriques et de produire des récits mondiaux
interconnectés a remis sur le devant de la scène des problématiques
structurelles à grande échelle. Barbara Weinstein le soulignait déjà en 2005 :
poser la question « Comment la domination occidentale est-elle devenue possible
après 1800 ? » revient à recentrer l’analyse sur les processus sociaux,
économiques et politiques globaux — soit précisément le type de problématique
que l’histoire de la société est apte à traiter.
La
montée progressive de l’histoire mondiale (global history), loin d’être un
simple effet de mode, réactive plusieurs des priorités analytiques de Hobsbawm.
La vitalité de ce courant se manifeste notamment dans les travaux publiés par
le Journal of World History, fondé en 1990 et toujours actif. Bien que
l’histoire de la société y soit minoritaire en apparence, elle y reste bel et
bien vivante. Parmi les ouvrages récemment recensés dans ses pages, on peut
citer A Local History of Global Capital: Jute and Peasant Life in the Bengal
Delta de Tariq Omar Ali, A Thirst for Empire: How Tea Shaped the Modern
World d’Erika Rappaport, ou encore Ecology and Power in the Age of
Empire: Europe and the Transformation of the Tropical World de Corey Ross —
autant de titres qui réaffirment la pertinence d’une approche sociale,
matérielle et mondiale de l’histoire.
Weinstein
(2005) va jusqu’à suggérer que l’engouement pour les «micro-histoires»
culturelles, très en vogue dans les départements d’histoire des années
1980-1990, est désormais à bout de souffle. Dans d’autres champs de la
recherche, d’ailleurs, l’intérêt pour une histoire véritablement globale s’est
affirmé ces dernières décennies. L’ancienne pratique de l’« histoire des idées
» — souvent réduite à l’étude des influences mutuelles entre « grands auteurs »
sans rapport avec leur contexte social — a ainsi cédé le pas à une “histoire
intellectuelle” plus attentive aux interactions entre pensée et société.
Dans
mon propre domaine de recherche, sur l’histoire de la musique populaire,
la tendance récente consistant à interroger le pourquoi des désirs de fantasmes
et de loisirs propres à une génération donnée illustre la même orientation. On
peut donc penser que les défenseurs de l’« histoire de la société » ont
quelques raisons d’estimer que leur verre est à moitié plein, leurs priorités
retrouvant un certain avenir. Reste toutefois que les historiens sont presque
toujours incapables de prédire ce que sera l’année prochaine ; il conviendra
donc de ne pas céder à un optimisme excessif.
Conclusions
Si
Eric Hobsbawm, qui lança au début des années 1970 un appel en faveur d’une «
histoire de la société », était bien un historien marxiste, nous avons vu que
cette expression ne désigne pas exclusivement une approche marxiste de
l’histoire. Hobsbawm lui-même situait sa démarche dans un cadre plus large :
[…] nous avons eu la chance d’appartenir à une génération
mondiale d’historiens qui ont révolutionné l’écriture de l’histoire entre les
années 1930 et le tournant historiographique des années 1970. […] Ils ne
formaient pas une école idéologique, mais étaient engagés dans la lutte de la
‘modernité’ historique contre l’ancienne historiographie rankéenne, que ce soit
sous les bannières de l’histoire économique, de la sociologie et de la
géographie françaises comme avec les Annales, du marxisme ou de Max Weber.
(cité par Evans, 2019 : 657)
L’«
histoire de la société » peut donc s’inscrire dans des orientations
idéologiques diverses. Il reste néanmoins juste d’affirmer qu’elle a permis, à
une certaine époque, l’émergence et la légitimation d’une manière marxiste
d’écrire l’histoire. À l’inverse, une approche postmoderniste fondée sur l’idée
que «tout est discours » a eu tendance à rendre impossible une histoire
marxiste cohérente.
Le
fait que l’« histoire de la société » ne se soit jamais affirmée comme courant
unifié, avec sa revue propre et ses manifestes programmatiques, explique en
partie la difficulté à cerner sa trajectoire. De plus, ses détracteurs – qu’ils
la jugent obsolète, insuffisante ou idéologiquement dépassée – l’ont rarement
critiquée de manière frontale. Tenter de retracer son destin au cours des 52
années écoulées depuis l’article de 1971 revient dès lors à suivre le parcours
d’une vague dans un tsunami : réelle, identifiable, mais inséparable d’un
mouvement plus vaste et plus tumultueux de renouvellement historiographique.
Néanmoins,
il est manifeste que l’« histoire de la société » s’est donné pour priorité de
repérer des facteurs matériels permettant de construire un récit englobant.
Cette ambition a été contestée, d’une part, par ceux qui la jugeaient trop
proche du marxisme — et considéraient que le marxisme n’avait plus grand-chose
à offrir au monde contemporain —, d’autre part, par ceux pour qui toute
entreprise narrative était devenue problématique dans un contexte intellectuel
où le réel n’est plus appréhendé qu’à travers des discours, sans référence
stable à une réalité extérieure. Elle a également été critiquée par ceux qui la
tenaient pour incapable d’intégrer pleinement l’histoire culturelle, l’histoire
des femmes ou les deux.
Les
priorités formulées par Hobsbawm ont longtemps exercé une influence marquante
sur l’écriture de l’histoire sociale. Cette centralité a parfois suscité le
rejet, en particulier de la part de nouvelles générations d’historiennes et
d’historiens soucieux de se démarquer de ce qu’ils percevaient comme une
manière « installée » de faire de l’histoire. Je n’ai pas traité ici de
l’histoire subalterne, de l’histoire noire ou de l’histoire queer, qui ont
parfois reproché à l’histoire sociale traditionnelle de rester centrée sur des
perspectives relativement privilégiées, et ne l’ont pas toujours jugée
réformable (Goldberg et Menon, 2005).
Aujourd’hui,
l’histoire et la mémoire occupent une place de plus en plus visible dans nos
sociétés. La prolifération des plaques commémoratives, des musées de toutes
sortes, des romans historiques documentés, des sites de généalogie, des
émissions télévisées sur le passé, ou encore les controverses sur les statues
dans l’espace public et les débats sur les réparations liées aux injustices
historiques, en témoignent. Ces phénomènes traduisent un intérêt croissant pour
la vie des gens ordinaires, et en particulier pour celle des groupes
subalternes. Les partisans d’une histoire « par en bas » ont de quoi s’en
réjouir. Et, en dépit des polémiques sur les contenus scolaires, il est peu
probable que l’histoire retourne durablement à l’ancienne perspective des «
grands hommes et des grandes lois ».
Quant
à la place plus spécifique de l’« histoire de la société », elle est, dans le
champ universitaire, devenue nettement moins centrale au fil des décennies.
Cela dit, la quantité croissante de travaux historiques publiés aujourd’hui
laisse paradoxalement beaucoup de place à la coexistence de multiples
approches, y compris celle-ci.
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