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Sunday, July 06, 2025

Eric Hobsbawm et l’écriture de l’histoire

 Eric Hobsbawm et l’écriture de l’histoire

John Mullen

Professeur émérite, Université de Rouen-Normandie

 

Cet article explique comment Eric Hobsbawm concevait l'écriture de l'histoire, et retrace les fortunes de ses conceptions, depuis 50 ans.

This article explains how Eric Hobsbawm came to view the question of how history should be written. It goes on to analyze the ups and downs of his ideas over the last fifty years, as some historians followed him and others opposed him.

 

Il y a un peu plus de cinquante ans, Eric Hobsbawm écrivait un article dans lequel il se félicitait des avancées de la discipline historique. Sa propre conception de l’écriture de l’histoire — largement fondée sur une analyse matérialiste, plaçant l’économie au cœur de l’explication historique tout en intégrant une large diversité de phénomènes sociaux et culturels — semblait alors triompher. À tel point qu’Hobsbawm n’envisageait plus la possibilité d’un renversement de cette hégémonie intellectuelle.

Depuis, cette approche hobsbawmienne de l’histoire, bien qu’elle ait perduré, a largement perdu son statut dominant. Que s’est-il passé ? Dans cet article, nous reviendrons sur les hauts et les bas de l’« histoire de la société » telle que définie par Eric Hobsbawm.

 

Introduction

« L'histoire de la société » peut être un concept déroutant lorsqu'on le rencontre pour la première fois. Toute l'histoire est une histoire de société ! Si nous ouvrions un livre intitulé « L'histoire du coton », nous nous attendrions à ce qu'il parle principalement de groupes d'êtres humains, des personnes qui ont planté, cueilli, exporté, financé, tissé et porté le coton, ainsi que des organisations sociales qui ont rendu toutes ces activités possibles. Nous ne nous attendons pas à ce qu'il parle de ce qui n'est pas la société. En effet, lorsque nous lisons des articles sur le passé d'événements non sociaux (le développement des roches volcaniques, des trous noirs ou des espèces d'oiseaux, par exemple), nous avons d'autres mots pour désigner l'étude de ces sujets ; nous ne les incluons pas dans l'  « histoire ».

Comment comprendre alors l’expression « histoire de la société » ? Chaque fois qu’un nouveau courant historiographique ou qu’un nouveau label est proposé, c’est parce que des historiens estiment que certaines questions essentielles sont négligées. Ce sont en effet les questions que l’on choisit de poser qui définissent, en grande partie, une approche historique (voir Mullen 2017 et 2021). L’essor de l’histoire sociale dans les années 1950 et 1960 traduisait un mécontentement croissant face à la domination persistante des récits centrés sur les rois, ministres, généraux et législateurs. Il exprimait le désir d’élargir le champ de l’histoire pour y inclure les paysans, les ouvriers, les artisans et d’autres groupes sociaux généralement absents des panthéons de « grands hommes ». Ceux qui, quelques décennies plus tard, ont porté l’attention sur « l’histoire des femmes » — par exemple en fondant The Journal of Women’s History en 1989 — étaient mus par la conviction qu’il fallait mettre en lumière des expériences, des problématiques et des voix largement absentes des récits historiques traditionnels.

Les historiens qui défendent « l’histoire de la société » n’ont pas échappé à cette logique. Toutefois, cette expression ne désigne ni un champ thématique précis — comme peuvent l’être, par exemple, « l’histoire du livre », « l’histoire urbaine » ou « l’histoire intellectuelle » (Raven 2018, Ewen 2016, Whatmore 2015) — ni une période particulière, comme « l’histoire de la première modernité » ou « l’histoire contemporaine ». Depuis qu’elle a été lancée par l’essai d’Eric Hobsbawm, « From Social History to the History of Society » (1971), la notion d’« histoire de la société » renvoie plutôt à une ambition méthodologique : celle de rassembler divers champs de recherche historiques et de les articuler autour du développement matériel global d’une société, qu’il s’agisse d’un pays spécifique ou du monde dans son ensemble. 

Cette exigence intellectuelle a toutefois suscité des critiques. Certains y ont vu une tendance à réduire la complexité du passé à un « grand récit » explicatif unique, prétendant englober l’ensemble des dynamiques sociales. D’autres ont contesté la légitimité même de cette entreprise, arguant que l’écriture de « l’histoire » ne peut plus se concevoir comme une démarche neutre ou objective, car elle est inévitablement traversée par des jugements subjectifs sur le passé.

En examinant l’évolution du concept d’« histoire de la société » au cours des cinquante dernières années, nous pourrons mettre en lumière certaines des grandes tendances de l’historiographie dans le monde anglophone : l’essor de l’histoire culturelle, le tournant vers la centralité du « discours », ainsi que les débats autour de la légitimité de la pratique historique face aux critiques postmodernes.

Dans la mesure où cette réflexion porte aussi sur la manière dont les historiens devraient écrire l’histoire, il convient de préciser ma position. Je suis historien, installé en France, travaillant principalement sur l’histoire britannique. Une grande partie de ma carrière a été consacrée à l’étude des syndicats, de la Première Guerre mondiale, ainsi qu’à l’histoire sociale de la musique populaire. Ces trajectoires intellectuelles et ces centres d’intérêt ne manqueront pas d’influencer la manière dont j’aborde cette conversation historiographique essentielle.

 

1.   Développements initiaux

1a l’article de 1971

Lorsque Eric Hobsbawm publie son article « De l’histoire sociale à l’histoire de la société » en 1971, il vient tout juste d’être nommé professeur — une nomination qui s’est fait attendre, en grande partie à cause de la méfiance persistante des universités britanniques à l’égard des historiens marxistes. Depuis dix-huit ans, il participe activement à la revue Past and Present, qu’il a contribué à fonder. Cette publication, centrée sur l’« histoire d’en bas » plutôt que sur celle des « grands hommes » et des élites dirigeantes, a joué un rôle crucial dans l’essor de l’histoire sociale au Royaume-Uni. Initialement sous-titrée A Journal of Scientific History, elle rassemblait des historiens marxistes et non marxistes dans une volonté commune de renouveler en profondeur la pratique historienne.

Hobsbawm s’était déjà fait remarquer par une étude célèbre sur les rébellions populaires, publiée dans un recueil d’essais qui explorait, à travers plusieurs pays, le rôle des bandits, des figures à la Robin des Bois et autres hors-la-loi mythifiés (Hobsbawm 1969). En 1962, il publie The Age of Revolution, le premier volume de sa grande fresque en quatre volets, connue sous le titre générique des Âges de…. Ce livre incarne parfaitement l’idée que l’« histoire de la société » d’une époque donnée se structure autour de récits et de processus centraux façonnant l’ensemble des sphères de la vie sociale.

Cette série s’est poursuivie avec The Age of Capital (1975), The Age of Empire (1987), et The Age of Extremes (1994). Chacun de ces ouvrages a été traduit dans une vingtaine ou une trentaine de langues, publié en édition de poche et réimprimé à de nombreuses reprises. Il est donc raisonnable d’affirmer, comme le fait Richard Evans dans sa biographie consacrée à Hobsbawm (Evans 2019), que cette tétralogie figure parmi les œuvres historiques les plus influentes de la seconde moitié du XXe siècle.

L'article de Hobsbawm de 1971 dresse un bilan optimiste des progrès réalisés par l'histoire sociale et exprime quelques réflexions sur la direction qu'elle doit prendre, selon lui. Il vise à définir l'histoire sociale et à donner des conseils, formulés avec diplomatie, sur la meilleure façon de faire progresser ce domaine d'étude. Il s'adresse aux historiens, dans la mesure où il fait référence à un grand nombre d'auteurs qui ne seraient pas familiers au grand public - Ranke, Lefebvre, Lattimore, Dupront, Tilly ou Hagen, pour n'en citer que quelques-uns.

L'article est écrit vers la fin du boom de l'après-guerre en Grande-Bretagne, une période qui a entraîné un changement des attitudes sociales qui pourrait être considéré comme une montée de l'esprit démocratique. Le Service national de santé et l'État-providence reflètent la nécessité pour les élites de prendre plus au sérieux les besoins de la classe ouvrière. La BBC n'était plus obsédée par l'idée de ne pas diffuser les accents subalternes (Hendy 2022:90). La multiplication des universités correspond à la fois aux besoins d'une économie moderne et au désir de voir la culture intellectuelle élargir sa base dans la société. Or, qui dit plus d'universités dit plus d'historiens, et donc logiquement un élargissement des centres d'intérêt. Les universités recrutaient également leurs étudiants dans une base sociale plus large, de sorte qu'il y avait désormais un certain nombre d'historiens issus de familles ouvrières. Il n'est donc pas surprenant que l'histoire sociale soit en plein essor.

Hobsbawm ouvre son article en insistant — avec une certaine diplomatie — sur le fait que son intention n’est pas de dicter aux historiens ce qu’ils devraient faire, mais de décrire ce qui se fait. Pourtant, il exprimera ses préférences, tant implicitement qu’explicitement, quant à l’évolution souhaitable du champ disciplinaire. Il rappelle que l’histoire sociale peut susciter l’intérêt d’historiens aux convictions politiques diverses, tout en soulignant, au fil de son analyse, le rôle fondamental joué selon lui par le marxisme dans son développement. Celui-ci réside notamment dans la centralité accordée à « la production et la reproduction des conditions immédiates essentielles de la vie » (Engels 1902 : 4) comme clef d’explication du changement social.

Pour Hobsbawm, la nouvelle histoire sociale — qui dépasse largement l’ancienne « labour history » qui était, elle, centrée sur le développement des organisations et institutions prolétariennes — vise à restituer l’expérience vécue des classes subalternes. Ce déplacement du regard implique, selon lui, de redonner une place centrale aux déterminants économiques :

Ce qui intéresse les historiens de ce type, c'est l'évolution de l'économie, et celle-ci les intéresse à son tour en raison de l'éclairage qu'elle apporte sur la structure et les mutations de la société, et plus particulièrement sur les rapports entre les classes et les groupes sociaux... (p.22)

Hobsbawm estime que le développement de l'histoire sociale s'est fait parallèlement à "l'historisation des sciences sociales qui a eu lieu au cours de cette période". Il poursuit en exprimant son mécontentement à l'égard du terme "histoire sociale" lui-même, parce que

L'histoire sociale ne pourra jamais être une spécialisation comme l'histoire économique ou d'autres histoires à trait d'union, car son sujet ne peut être isolé. ... les aspects sociaux ou sociétaux de l'être humain ne peuvent être séparés des autres aspects de son être, sauf au prix d'une tautologie ou d'une banalisation extrême. Ils ne peuvent, plus d'un instant, être séparés de la manière dont les hommes gagnent leur vie et de leur environnement matériel. Elles ne peuvent, même un instant, être séparées de leurs idées (p.24).

Ce sont là quelques-unes des considérations qui l'ont amené à s'orienter vers une idée de « l'histoire de la société ». Et, pour Hobsbawm, une telle histoire est mieux abordée avec les outils développés par Karl Marx, ou des adaptations de ces outils.

 L'histoire de la société ne peut être écrite en appliquant les maigres modèles disponibles dans d'autres sciences ; elle nécessite la construction de nouveaux modèles adéquats - ou du moins (selon les marxistes), le développement d'esquisses existantes en modèles (p.26).

Dans cette section, Hobsbawm avance que, quelle que soit la société étudiée — la Chine contemporaine, l’Irlande du XIXᵉ siècle, l’Europe de la Première Guerre mondiale, l’Amérique du Sud du XVIᵉ siècle, etc. — certains concepts issus du matérialisme historique demeurent fondamentaux : capital, conscience et activité de classe, surplus économique, conflits entre capitaux et entre classes sociales.

Pour illustrer ce point, prenons le cas des samouraïs au Japon, dont le rôle social important au cours des siècles précédant la restauration Meiji du XIXe siècle a suscité l’attention des historiens. Beaucoup aborderaient ce groupe en partant de ses valeurs idéologiques, de ses rituels ou de ses croyances. À l’inverse, des historiens matérialistes — du type de ceux auxquels Hobsbawm accorde sa préférence — commenceraient par analyser la place économique des samouraïs : parfois commerçants, parfois protecteurs d’élites locales fortunées; ils doivent être appréhendés d’abord par leurs fonctions dans la reproduction matérielle de la société.

Hobsbawm défend ici le pouvoir analytique des concepts matérialistes pour expliquer les transformations sociales ; il ne plaide pas pour une politique marxiste ni pour une approche révolutionnaire de l’action militante. À l’époque, il était encore membre du Parti communiste de Grande-Bretagne, mais dans les années 1970, il était déjà identifié comme un partisan de la ligne incarnée par le leader travailliste Neil Kinnock, qui prenait ses distances avec toute insistance sur la lutte des classes. Hobsbawm n’a jamais été un militant, et il est devenu, avec le temps, de moins en moins radical (Evans 2019 : 480). Cela ne l’a toutefois pas empêché de défendre des approches historiques profondément marquées par l’héritage du marxisme.

Pour Hobsbawm, la modélisation du changement constitue un des traits fondamentaux de l’histoire de la société. La meilleure démarche historique, selon lui, doit permettre de poser des questions de grande portée — par exemple : dans quelle mesure la révolution industrielle vécue par la Chine aux XXᵉ et XXIᵉ siècles est-elle, par sa structure et ses effets, comparable aux exemples canoniques de révolution industrielle survenus en Grande-Bretagne ou en Allemagne aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles ?

L'histoire de la société est donc une collaboration entre des modèles généraux de structure et de changement social et l'ensemble spécifique des phénomènes qui se sont réellement produits. Ceci est vrai quelle que soit l'échelle géographique ou chronologique de nos enquêtes. (p.29)

Dans son article, Hobsbawm affirme que cette manière de concevoir l’histoire tend à devenir un « consensus tacite » (p. 31) parmi les historiens sociaux, un « plan de travail largement accepté » (p. 32). Il dresse un panorama des principaux domaines d’intérêt de l’histoire sociale, et se montre particulièrement optimiste quant à la centralité croissante de l’analyse des classes sociales — « les perspectives d’avenir de ce type de recherche semblent brillantes » (p. 37). Il exprime l’espoir que les historiens puissent produire, sur d’autres périodes, des ouvrages aussi ambitieux et rigoureux que le classique de Marc Bloch, La Société féodale (Bloch 1978).

1b « L’histoire de la société » sans assise institutionnelle solide

Ce développement peut sembler long pour un simple article publié il y a un demi-siècle, même par un historien de la stature de Hobsbawm. Mais l’analyse est pleinement justifiée : le destin ultérieur de sa conception de « l’histoire de la société » reflète les profondes controverses idéologiques et intellectuelles qui ont traversé le champ historique — et au-delà, notre monde contemporain.

Après avoir expliqué ce que recouvre la conception de l’« histoire de la société » selon Hobsbawm, il est utile de s’arrêter un moment sur ce qu’elle n’était pas — et n’est toujours pas. Cette approche n’a pas engendré une prolifération de revues académiques, de collections éditoriales, de conférences ou de chaires universitaires portant son nom. En cela, elle contraste nettement avec un autre courant apparu dans la seconde moitié du XXe siècle : l’histoire culturelle.

Il suffit d’observer la fréquence avec laquelle l’expression « histoire culturelle » figure dans les titres de revues scientifiques. En 2012, Edinburgh University Press a lancé Cultural History ; Cultural and Social History existe depuis 2004 ; International Journal of History and Cultural Studies depuis 2015. On peut aussi mentionner le South African Journal of Cultural History, le Journal of Latin American Women’s Intellectual and Cultural History, le Swiss Journal for Religious and Cultural History, ou encore Peripherica: a Journal of Social, Cultural and Literary History, pour ne citer que les exemples repérés au cours d’une simple recherche en ligne.

De même, les grandes maisons d’édition universitaire, telles que Cambridge University Press ou Manchester University Press, proposent des collections consacrées à l’« histoire culturelle » ou à l’« histoire sociale et culturelle » — mais aucune collection explicitement intitulée « histoire de la société ».

1c La tétralogie de Hobsbawm

Si l’« histoire de la société » n’a donc pas été reprise ni développée par une nouvelle génération d’historiens, il est indéniable qu’Éric Hobsbawm lui-même a largement adhéré à cette approche dans une grande partie de son œuvre. Sa trilogie sur le « long XIXe siècle » — une expression qu’il a lui-même forgée — s’attache à analyser ce qu’il considérait comme les facteurs déterminants des transformations sociales.

The Age of Revolution: Europe 1789–1848 (1962) s’inscrit dans sa lecture des « révolutions jumelles » qui, selon lui, ont bouleversé le monde : d’une part, la Révolution française de 1789, au cours de laquelle l’un des systèmes les plus conservateurs d’Europe occidentale fut balayé dans une symphonie saisissante de créativité, d’organisation et de violence ; d’autre part, la Révolution industrielle en Grande-Bretagne, qui ouvrit la voie à un accroissement sans précédent de l’efficacité et de la production.

Ces deux révolutions constituent, pour Hobsbawm, les moteurs fondamentaux du développement de la société durant la première moitié du XIXe siècle. Il ne s’agit pas pour autant de centrer exclusivement l’analyse sur les révoltés ou sur les nouvelles formes de production : l’ouvrage comprend ainsi des chapitres consacrés aux arts ou à la religion. Mais le fil conducteur de cette histoire sociale est, à ses yeux, l’irruption des masses sur la scène historique pour exiger des transformations institutionnelles et sociales majeures, ainsi que l’affirmation irrésistible de la dynamique novatrice du capital et du profit.

The Age of Capital 1848-1875 (Hobsbawm 1975) suit l'évolution du siècle en retraçant les transformations de la société liées aux révolutions de 1848 dans toute l'Europe, le grand essor économique qui s'ensuivit et la fortune des gagnants et des perdants de cet essor. 

The Age of Empire 1875-1914 (Hobsbawm 1987) montre comment l'expansionnisme des pays industriels du monde a été le moteur central de l'histoire au cours de ces cinquante années, tandis que dans la sphère sociale, la bourgeoisie a lentement mais sûrement repris les espaces d'hégémonie et de légitimité à l'aristocratie en déclin.

Il est intéressant de constater que la série d’ouvrages de Hobsbawm consacrée aux « âges » et dont les titres identifient des facteurs structurants de l’histoire moderne s’interrompt avec The Age of Extremes: The Short Twentieth Century, 1914–1991, publié en 1994. Ce choix de titre, sur le plan explicatif, peut paraître décevant : quel siècle, en effet, ne pourrait être qualifié d’« âge des extrêmes » ? Le XIVe siècle, pour ne prendre qu’un exemple à dessein provocateur, a vu un quart de la population européenne succomber à la peste noire, l’accession de la dynastie Ming en Chine, et les premiers massacres de Juifs en Espagne et au Portugal. Lui aussi mériterait sans doute un tel qualificatif.

Hobsbawm aurait pu, à l’instar des volumes précédents de sa série, choisir pour titre un facteur déterminant de l’évolution historique : « L’Ère de l’État » aurait parfaitement convenu. Après tout, les économies de guerre des deux conflits mondiaux, l’essor des régimes fascistes en Italie et en Allemagne, ainsi que l’émergence de systèmes politiques inédits en Russie, en Europe de l’Est et en Chine témoignaient d’un rôle massivement renforcé de l’État. À cela s’ajoutaient les « États-providence » sans précédent dans les pays développés et les sociétés post-coloniales d’Afrique.

Pourtant, dans L’Âge des extrêmes, Hobsbawm peine à définir un fil directeur aussi net. S’il affirme avec force que la révolution russe et les régimes qu’elle a engendrés constituent la question-clé du XXᵉ siècle, il ne propose pas de définition claire des États soviétiques stabilisés sous Staline. Tout en soutenant que la révolution bolchevique fut une véritable révolution populaire — et non un simple coup d’État —, il refuse de qualifier les sociétés staliniennes de « capitalismes d’État » ni de « nouvelles sociétés de classes ».

Or, lorsque près d’un tiers de l’humanité vit sous un ordre qu’il n’a pas défini, la prétention à écrire « une histoire de la société » fondée sur le matérialisme historique se heurte à d’importants obstacles — malgré les immenses mérites de son ouvrage.

La volonté d’Hobsbawm d’inscrire l’écriture de l’histoire dans le cadre des transformations sociales mondiales est demeurée constante tout au long de sa vie. Dans une conférence prononcée quelques années avant sa mort (Hobsbawm, 2014), il s’efforçait encore d’adopter une perspective résolument macro-historique pour penser l’avenir du XXIᵉ siècle. Parmi les dynamiques structurantes qu’il identifiait figuraient le ralentissement net de la croissance démographique mondiale, la disparition des sociétés paysannes à l’échelle de la planète, ainsi que la concurrence croissante entre États autour de l’enseignement supérieur, perçue comme un levier central dans l’économie contemporaine. Autant de facteurs que Hobsbawm considérait comme déterminants pour comprendre l’orientation que prenait la société humaine.

Dans son article de 1971, Hobsbawm se réjouissait donc de voir l’accent mis sur des grands facteurs explicatifs d’ordre macro-historique, appliqués à des sociétés et des périodes variées. L’histoire vivait alors un moment particulièrement fécond. Au cours des décennies suivantes, le nombre d’historiens n’a d’ailleurs cessé de croître, porté par l’expansion continue des universités à travers le monde.

1d  « history boom »

À partir des années 1990, l’intérêt du grand public pour l’histoire a connu un essor spectaculaire. Richard Evans a parlé à ce propos d’un véritable « boom de l’histoire », marqué par la multiplication des séries documentaires à succès, portées par des figures devenues familières du petit écran, telles que Simon Schama ou Max Hastings. Schama, notamment, a produit plusieurs fresques audiovisuelles ambitieuses : A History of Britain (2000), The Story of the Jews (2013), ou encore Civilisations (2018), qui revisitait la série mythique de Kenneth Clark (1969) à l’aune d’une approche plus globale.

Parallèlement, d'innombrables ouvrages historiques « grand public »  ont été publiés, qu’il s’agisse de travaux documentaires rigoureux ou de romans historiques solidement étayés, à l’instar des best-sellers remarqués de Ken Follett. Ironisant sur la popularité croissante des programmes télévisés consacrés à l’histoire, l’historien Richard Evans a pu affirmer que « l’histoire est le nouveau jardinage » (Evans, 2016). Durant cette même période, on a assisté à une prolifération de nouveaux musées, dont beaucoup se sont attachés à restituer les dimensions sociales du passé. Du nouveau centre d’interprétation de Stonehenge au centre Jorvik de York – reconstitution immersive d’un village viking, jusqu’aux odeurs – en passant par la section « Victorian Street » du Museum of London, les exemples sont trop nombreux pour être ici recensés de manière exhaustive.

Dans le champ de l’histoire universitaire, la révolution des communications induite par l’essor d’Internet, à partir des années 1990, a ouvert des perspectives inédites de diffusion des travaux de recherche. Cette transformation structurelle a contribué à une croissance spectaculaire de la production historienne, rendant toute tentative de synthèse globale particulièrement périlleuse. Ainsi, au cours des années 2020, l’université de Cambridge (Royaume-Uni) délivrait à elle seule plus de soixante-dix doctorats en histoire par an, illustrant l’ampleur de cette dynamique.

Dans le champ de l’écriture historienne, l’émergence de nouveaux paradigmes ne se traduit jamais par l’effacement total des approches antérieures. Dans mon propre compte rendu de l’historiographie britannique de la Première Guerre mondiale (Mullen 2015), j’analyse successivement l’essor de l’histoire sociale puis de l’histoire culturelle, tout en montrant que ces développements n’ont nullement conduit à la disparition des recherches en histoire militaire et diplomatique.

Cependant, à partir des années 1970, l’histoire académique s’est éloignée des préférences matérialistes à la Hobsbawm pour laisser davantage de place à trois grands courants de pensée. Le premier, l’histoire culturelle, s’attache aux représentations, aux pratiques et aux symboles partagés. Le deuxième se caractérise par un rejet catégorique des « grands récits », jugés idéalisants et réducteurs : ceux-ci auraient prétendu faire correspondre les faits à des schémas préconçus. Enfin, un troisième mouvement a remis en cause la possibilité même de formuler des vérités sur le passé.

Je propose désormais d’exposer, dans cet ordre, chacun de ces phénomènes majeurs avant de passer aux contributions qu’en ont données divers auteurs sur ces questions.

1e Le succès massif de l’histoire culturelle

À partir des années 1980, un nombre croissant d’historiens se sont revendiqués comme praticiens de l’histoire culturelle. Pourtant, la plupart des dictionnaires spécialisés évitent d’en proposer une définition précise, tant ses contours apparaissent incertains. Il est néanmoins possible d’en dégager certaines caractéristiques récurrentes. L’histoire culturelle repose en général sur une acception très large du terme culture, entendu comme l’ensemble des manières dont les individus perçoivent, construisent et donnent sens à leur monde.

Elle se distingue nettement des approches plus classiques de l’histoire de l’art, longtemps centrées sur l’étude de l’influence de figures artistiques majeures ou sur la genèse des grandes formes esthétiques (le portrait, la symphonie, le roman). En rupture avec cette tradition, l’histoire culturelle contemporaine accorde une attention soutenue au rôle du symbolique dans les pratiques sociales, tout en s’efforçant souvent d’articuler cette dimension aux réalités observables et mesurables.

Pour ne prendre qu’un exemple, l’ouvrage de Berny Sèbe, Heroic Imperialists in Africa: The Promotion of British and French Colonial Heroes, 1870–1939, explore les multiples modalités – officielles et informelles – par lesquelles les figures de « héros » coloniaux ont été mises en récit et valorisées. Ces formes de promotion s’observent aussi bien dans les noms de rues que dans les cartes à collectionner glissées dans les paquets de thé, les biographies populaires à succès ou encore les manuels scolaires.

Ces récits ont été mobilisés à des fins diverses : légitimation politique, promotion commerciale, construction de l’identité nationale, entre autres. L’ouvrage s’inscrit dans le champ de l’histoire des représentations, sous-catégorie majeure de l’histoire culturelle contemporaine. On peut estimer qu’un tel intérêt pour les mécanismes de fabrication des discours historiques et pour leurs usages sociaux n’est pas nécessairement en contradiction avec l’approche développée par Eric Hobsbawm. Il est toutefois évident que les priorités ont évolué : l’analyse du discours s’est imposée comme une méthode centrale, tandis que l’influence des perspectives matérialistes tend à décroître.

 

3. Développements ultérieurs et situation actuelle

3a. L’histoire culturelle domine-t-telle définitivement ?

Les trente années qui ont suivi 1980 ont donc été marquées par l’essor remarquable de l’histoire culturelle. Celle-ci partage souvent avec l’histoire sociale un intérêt soutenu pour les existences ordinaires. Dans les milieux universitaires, face au recul de l’influence du marxisme, la démarche « histoire culturelle » a permis à de nombreux historiens de poursuivre une démarche « par en bas ». Dans le même temps, cette approche s’attachait à un élargissement considérable des objets d’étude. L’histoire culturelle s’est en effet attachée à explorer les représentations, les imaginaires et les pratiques symboliques dans leur diversité.

Nous avons évoqué, à ce titre, les travaux de Berny Sèbe sur les collections de cartes illustrées ou les manuels scolaires, mobilisés pour faire émerger les visions du monde propres à une époque. Parmi les très nombreux exemples d’histoire culturelle, on peut également citer ces deux ouvrages représentatifs : Sin in the Sixties : Catholics and Confession, 1955–1975 (2016) de Maria Morrow, et A History of Boxing in Mexico: Masculinity, Modernity, and Nationalism (2017) de Stephen Allen. Dans les deux cas, il ne s’agit pas simplement de retracer l’histoire d’activités culturelles significatives pour leurs contemporains, mais bien de comprendre comment leur signification sociale et symbolique a évolué au fil du temps. C’est là une des principales forces de l’histoire culturelle : interroger les constructions du sens.

Dans la même perspective, j’ai moi-même travaillé sur les formes d’expérience vécue par les membres de la classe ouvrière à différentes périodes du XXe siècle, à partir des paroles, des positionnements de narrateur, des registres vocaux et des tonalités présents dans les chansons populaires à succès (Mullen 2018b).

 

Barbara Weinstein (2005), dans son très utile bilan des controverses historiographiques, raconte comment les travaux historiques s’appuyant sur le concept de « description épaisse » et intelligible développé par Clifford Geertz se sont largement imposés après 1980. S’inspirant des méthodes de l’anthropologie culturelle, ces ouvrages considèrent les actions, les rituels ou les habitudes des individus comme faisant partie d’un réseau complexe de significations en constante évolution. Des questions telles que « Quelle est la cause de la famine au Bengale ? » ou « Pourquoi l’unification de l’Italie a-t-elle pris tant de temps?» tendent alors à se raréfier au profit d’interrogations portant sur ce que les processus historiques ont signifié et représenté pour celles et ceux qui les ont vécus.

Weinstein donne l’exemple des travaux de Scheer (2002) sur les statues de Vierges noires dans les églises européennes. Scheer rejette expressément l’importance de déterminer les causes factuelles ayant conduit à la représentation sombre de ces Madones. Sa priorité est d’analyser l’évolution des discours au fil des siècles à leur sujet. Ces figures furent d’abord perçues comme miraculeuses et mystiques, avant d’être interprétées comme une référence à l’importance des chrétiens africains. Selon Scheer, « l’ancienne multivocalité de la noirceur a été réduite à une seule signification : la race – en particulier une signification dans laquelle Marie ne pouvait être intégrée » (2002, p. 1438).

Quelle a été la réaction d’Eric Hobsbawm face à l’essor de l’histoire culturelle ? D’un côté, il reconnaissait que ce courant apportait une contribution originale et pertinente :

Il ne fait aucun doute que notre génération, dans les années 1950 et 1960, sans négliger complètement la culture, ne lui a pas accordé le poids qu’elle méritait dans nos analyses. Je pense que cela doit être vrai.  (Hobsbawm, 2008)

Mais d’un autre côté, il exprimait une réelle inquiétude : celle que l’on perde de vue certaines tâches fondamentales de l’historien, notamment l’établissement de vérités factuelles, au profit d’une attention exclusive portée à la manière dont les événements ont été perçus ou représentés.

Le principal problème du tournant culturel, c’est qu’il tend à s’éloigner non seulement de l’élément social de l’histoire, mais aussi de l’histoire réelle. Prenons par exemple l’énorme nombre d’études sur la mémoire réalisées dans les années 1970 et 1980 : c’est tout à fait nouveau, et cela ne se faisait pas à notre époque. Or, la mémoire, c’est le présent ; la mémoire, ce n’est pas ce qui s’est passé, c’est ce que les gens pensent qu’il s’est passé, a posteriori.  (Ibid.)

S’agissant de la crainte formulée par Hobsbawm, selon laquelle on pourrait s’éloigner des vérités historiques, l’auteur de ces lignes a été lui-même tenté par une conclusion similaire au cours de ses recherches sur l’historiographie de la Première Guerre mondiale. Il existait — et il existe encore — un véritable déficit de recherches consacrées à l’expérience vécue des femmes pendant ce conflit, à l’échelle mondiale. Pourtant, on voyait se multiplier les ouvrages et les thèses portant sur la manière dont certaines écrivaines représentaient la guerre dans leurs œuvres de fiction. J’ai ainsi constaté que les travaux portant sur les écrits féminins représentaient 6 % des thèses de doctorat consacrées à la Première Guerre mondiale, soutenues au Royaume-Uni entre 2000 et 2014. En revanche, les études portant sur la vie concrète des femmes durant cette période restaient très rares. Il ne s’agit évidemment pas de déprécier les recherches sur les écrits féminins, mais cet état de fait illustre indéniablement un changement d’orientation dans la manière dont les doctorants abordent le passé.

L’émergence de l’histoire culturelle n’a pas nécessairement exclu la possibilité d’une « histoire de la société », mais elle a indéniablement déplacé l’accent vers d’autres objets et d’autres méthodes. L’un des ouvrages les plus influents dans ce tournant a été The Great War and Modern Memory (La Grande Guerre et la mémoire moderne) de Paul Fussell, publié en 1975. S’appuyant sur un corpus d’œuvres littéraires d’écrivains ayant combattu pendant la Première Guerre mondiale, Fussell cherche à démontrer que l’expérience collective du conflit a provoqué une transformation durable de l’imaginaire artistique. Selon lui, cette rupture marque la fin de la vision romantique héritée du XIXe siècle et inaugure des formes narratives résolument modernistes.

Ce livre a été salué pour son approche interdisciplinaire novatrice, croisant les outils de la critique littéraire et de l’histoire, et pour avoir contribué à élargir le champ de l’enquête historique à des dimensions jusque-là marginalisées. Nombreux sont ceux qui ont suivi l’exemple de Fussell, même si certains historiens ont mis en question la représentativité de son corpus – centré sur des auteurs reconnus – et la solidité de ses généralisations.

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage de Fussell portait en germe plusieurs des éléments caractéristiques de l’essor de l’histoire culturelle et du relatif déclin de l’histoire sociale : une attention portée aux discours et aux représentations, ainsi qu’un recours assumé aux méthodes de l’analyse littéraire. Ce type d’approche a trouvé de multiples prolongements ; on peut citer, par exemple, les travaux de Diane Purkiss sur l’histoire de la sorcellerie (Purkiss 1996, 2016), qui s’attachent à décrypter les mythes et métaphores mobilisés dans les transcriptions des procès du XVIe siècle par les accusées elles-mêmes.

 

3b Le rejet des « grands récits »

L’essor de l’histoire culturelle — et l’idée qu’elle puisse, d’une certaine manière, se substituer à l’histoire sociale — a contribué à marginaliser l’« histoire de la société ». Ce déplacement a coïncidé avec le tournant dit « postmoderne », caractérisé par une insistance sur les discours et un rejet appuyé des « grands récits ». Barbara Weinstein observe que ce désintérêt pour les grands récits s’est souvent accompagné d’un recul de l’attention portée aux causes et aux conséquences des événements ou des processus historiques. Elle souligne toutefois que nombre de ceux qui proclamaient leur rejet des grands récits continuaient en réalité à s’y appuyer dans leurs travaux (Weinstein, 2005).

Mais que désigne-t-on exactement par « grand récit » ? L’expression, souvent utilisée de manière ironique, sert généralement à désigner des cadres interprétatifs globaux, jugés aujourd’hui dépassés ou trop rigides. Comme le montre un rapide examen via Google Ngrams (qui mesure la fréquence des termes dans les livres publiés depuis les années 1800), cette formule (en anglais : « grand narrative ») était presque absente avant les années 1990, avant de connaître une montée en usage continue. Un « grand récit» peut être défini comme une tentative de donner à l’histoire une cohérence d’ensemble, en l’inscrivant dans une trame explicative forte. L’historiographie offre plusieurs exemples de ces récits structurants, dont nous examinerons ici quelques cas emblématiques.

En Chine, avant le XXe siècle, les historiens s’inscrivaient généralement dans une tradition interprétative qui concevait l’histoire comme une succession de cycles dynastiques. Selon cette vision, chaque dynastie naissait dans un élan de renouveau moral et de dynamisme, avant de sombrer progressivement dans la corruption. Cette dégradation morale affaiblissait l’autorité en place et ouvrait la voie à son remplacement par une nouvelle dynastie (Rüsen, 2008, p. 54 et suivantes). Il s’agit là d’un exemple caractéristique de « grand récit », une construction historiographique ambitieuse qui prétend rendre compte de l’évolution historique de manière globale — et qui, selon les standards actuels, repose sur des généralisations discutables.

De manière similaire, nombre de récits chrétiens produits au cours des siècles passés interprétaient l’histoire comme le déploiement progressif du plan divin pour l’humanité. L’un des exemples les plus célèbres dans le monde anglophone est l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais (Ecclesiastical History of the English People), rédigée au VIIIe siècle par le vénérable Bède (édition traduite par Gidley, 1870). Ce récit, lui aussi, relève d’une logique de « grand récit » qui rencontre peu d’écho dans l’historiographie d’aujourd’hui.

Les historiens britanniques patriotes ont souvent présenté l’histoire du Royaume-Uni comme une marche continue vers la démocratie, la raison et la tolérance. De leur côté, les historiens marxistes considèrent que les sociétés humaines traversent des étapes historiques déterminées : le féodalisme, fondé sur le pouvoir des propriétaires terriens et le travail lié à la terre, cède progressivement la place, dans des dizaines de pays, au capitalisme, fondé sur l’investissement privé et le travail salarié « libre ». Ces deux approches — l’une téléologique, l’autre structurale — ont longtemps dominé l’historiographie, mais sont désormais souvent rejetées comme de « grands récits » dépassés.

Le rejet des « grands récits » à partir des années 1980 a favorisé l’émergence de nombreuses histoires mettant l’accent sur le spécifique, reléguant ainsi au second plan une « histoire de la société » au sens de Hobsbawm. En réalité, c’est avant tout le récit marxiste qui a été écarté. Plusieurs raisons expliquent ce rejet. Les idées de Marx qui permettent  de puissantes analyses des processus historiques, ont toujours eu du mal à se détacher de deux autres dimensions associées au marxisme. Premièrement, le marxisme constitue une idéologie politique affirmant que le capitalisme est structurellement incapable de surmonter ses propres crises, et que seule la classe ouvrière, en prenant le pouvoir, peut y apporter une issue en renversant l’État capitaliste. Deuxièmement, le vocabulaire marxiste a été récupéré au XXe siècle par une série de régimes autoritaires — tels que l’Union soviétique, la Chine ou Cuba — où, pourtant, la classe ouvrière disposait d’un pouvoir politique extrêmement limité. Le lien, s’il existe, entre le marxisme comme doctrine politique et le marxisme comme idéologie officielle de ces États autoritaires, fait l’objet de nombreux débats, et aucun consensus réel n’est envisageable.

Dans l’histoire universitaire, le déclin du marxisme après les années 1970 s’explique en grande partie par deux facteurs. D’une part, un courant historiographique associé, même de manière diffuse, à une doctrine visant le renversement des États en place avait peu de chances de prospérer sans encombre dans des universités en pleine expansion, financées par l’Etat. D’autre part, nombre d’historiens humanistes, profondément choqués par les violations des droits humains perpétrées dans les régimes se réclamant du communisme, ont été enclins à se détourner de toute forme de marxisme. Ce rejet a sans doute été facilité par la nature des productions historiques officielles dans les pays du bloc stalinien : des récits souvent grossièrement téléologiques, fondés sur une vision mécaniste de l’histoire supposée progresser inexorablement vers un idéal communiste. Ces travaux, bien éloignés des usages subtils et novateurs de la pensée marxiste développés par Hobsbawm, E. P. Thompson, Dorothy Thompson ou d’autres, ont contribué à susciter une volonté de rupture, qui s’est exprimée de manière largement indiscriminée.

 

3c L’histoire de la société est-elle impossible à écrire ?

Au-delà de la critique des « grands récits », l’histoire en tant que discipline est mise en cause à l’ère du postmodernisme. Des penseurs comme le philosophe américain Richard Rorty ou Hayden White, qui a beaucoup écrit sur l’historiographie, ont soutenu que l’idée même de produire des vérités objectives sur le passé était illusoire. Selon eux, non seulement l’élaboration d’une « histoire de la société » est irréalisable, mais toute entreprise historique doit être abordée avec un scepticisme radical.

On objectera peut-être que ni Rorty ni White ne sont historiens au sens classique du terme — ils n’ont pas signé de monographies centrées sur des périodes ou des corpus précis. Il n’en reste pas moins que nombre de spécialistes admettent que les philosophes ont parfaitement le droit de critiquer la méthodologie historique lorsqu’elle leur paraît fondée sur des présupposés contestables.

Dans son ouvrage de 1995, Keith Jenkins défend de façon exhaustive les thèses de Rorty et White. Il récuse en bloc le modèle d’« histoire de la société » popularisé par Hobsbawm et ses pairs, tout comme le travail des générations précédentes d’historiens. Ceux-ci sont accusés d’être

trop attachés à la prétention de pouvoir engager un dialogue « réel » avec la « réalité » d’un passé en tant qu’histoire (en quelque sorte non historiquement constitué) (p. 10).

 

Pour Keith Jenkins, l’essence du travail des historiens traditionnels repose sur une forme de prétention intellectuelle. À ses yeux, le marxisme et le libéralisme ne sont pas des cadres théoriques distincts visant à expliquer l’évolution des sociétés humaines, mais de simples conversations rhétoriques. Il appelle les intellectuels à rejeter ce qu’il nomme les « dynamiques essentialistes  — telles que l’individu entrepreneur ou la lutte des classes ».

Richard Evans, historien de renom notamment connu pour sa trilogie sur l’histoire du Troisième Reich, a répondu à ce courant dans son ouvrage influent In Defense of History. Comme nous le verrons, le travail d’Evans s’inscrit clairement dans la tradition de l’« histoire de la société » défendue par Hobsbawm. Publié initialement en 1997 et réédité par Granta en 2000, In Defense of History aborde des thèmes tels que le rapport entre les historiens et les faits, les limites de l’objectivité ou encore la question de la causalité historique.

Evans s’oppose fermement à la thèse postmoderniste selon laquelle il serait impossible de parvenir à une vérité sur les événements du passé. Il ne va toutefois pas aussi loin que Geoffrey Elton, qui avait raillé le postmodernisme en le qualifiant d’équivalent intellectuel de la cocaïne ! Evans reconnaît par exemple que d’autres disciplines — de l’analyse littéraire à la psychanalyse freudienne — peuvent enrichir la démarche historienne.

L’idée centrale de l’ouvrage d’Evans consiste à réfuter les critiques postmodernes qui, selon lui, ont simplifié à l’extrême — voire caricaturé — le travail de l’historien. Ces critiques supposent que l’historien serait à la recherche d’une vérité absolue, et qu’il serait entièrement tributaire des intentions des auteurs ayant produit les documents utilisés comme sources.

Evans insiste au contraire sur le fait que les sources sont fréquemment lues « à contre-courant ». Autrement dit, les lettres, les archives administratives, les statistiques, les photographies, les affiches, les chansons ou encore les dessins peuvent révéler une richesse d’informations largement indépendante des intentions initiales de leurs auteurs. Ces matériaux permettent d’éclairer des aspects inattendus du passé, pour peu que l’on sache les interroger avec rigueur.

Ainsi, par exemple, les données recueillies par un éditeur musical sur les chansons les plus populaires de 1916 peuvent fournir de précieux indices sur les attitudes de la population face à la guerre en cours, si nous savons les dénicher — alors même que l’éditeur lui-même n’avait, à l’évidence, aucun intérêt particulier pour cette question.

De même, l’historien Edward Thompson, dans La formation de la classe ouvrière anglaise (1963), a montré comment des procès-verbaux judiciaires, produits dans un tout autre but — contrôler et punir — peuvent, lorsqu’ils sont lus à rebours, offrir un aperçu vivant des formes de résistance, des cultures populaires et des valeurs morales des classes laborieuses. Les archives produites par les dominants peuvent donc devenir, entre les mains de l’historien, des témoins involontaires des voix dominées.

En résumé, Evans rejette fermement l’idée selon laquelle l’ensemble de l’histoire ne serait qu’un enchevêtrement de signes et de discours sans ancrage dans une réalité extérieure. À ses yeux, une telle position est non seulement intellectuellement stérile, mais aussi moralement indéfendable. Ce qui pourrait sembler un débat purement théorique a d’ailleurs eu, dans au moins un cas célèbre, des implications politiques majeures.

Evans a en effet joué un rôle déterminant dans le procès intenté en 2000 par David Irving — historien révisionniste et apologiste d’Hitler — contre l’auteure Deborah Lipstadt et la maison d’édition Penguin, qu’il accusait de diffamation. Irving défendait ses écrits niant la réalité de l’Holocauste en invoquant le relativisme postmoderniste : selon lui, toute histoire étant subjective, sa propre version des faits valait bien celle des autres. Evans, appelé comme expert, s’est attaché à démontrer la différence fondamentale entre une démarche historique fondée sur la rigueur méthodologique et une entreprise de falsification délibérée. Il a défendu avec force l’idée que l’histoire repose sur l’examen critique des sources, la cohérence des arguments et le souci de vérité — autant de principes qui distinguent l’histoire de la pure fiction (Evans, 2001).

In Defense of History a suscité un débat houleux dans les milieux universitaires. Parmi ses détracteurs, le professeur Anthony Easthope (1998) l’a vivement critiqué, le qualifiant d’« ouvrage mal informé mais d’une assurance inébranlable, empreint d’un provincialisme naïf ». Il convient toutefois de préciser qu’Easthope était spécialiste de littérature et non d’histoire, ce qui nuance la portée de son jugement. À l’inverse, d’autres intellectuels ont accueilli l’ouvrage avec enthousiasme. L’historienne Antonia Fraser, lauréate du Wolfson History Prize en 1984 pour ses travaux sur la condition féminine au XVIIe siècle, a déclaré qu’il s’agissait de son « livre de l’année ».

Richard Evans, tout comme Hobsbawm, figure parmi les historiens les plus lus de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. Au-delà de sa contribution spécifique à la défense de la discipline historique face aux approches subjectivistes, il peut également être considéré comme un exemple probant du fait que l’« histoire de la société » prônée par Hobsbawm reste bien vivante. Bien que l’orientation dominante de la recherche historique universitaire se soit partiellement éloignée de ces priorités, le développement du champ a manifestement laissé suffisamment d’espace pour la coexistence de projets historiographiques divers.

Il est indéniable qu’Evans suit de très près les principes méthodologiques de l’«histoire de la société » tels que les formulait Hobsbawm — comme en témoignent notamment ses ouvrages de 1977, 1981, 1987 et 2016. Pour mémoire, Hobsbawm appelait avant tout à une collaboration étroite entre des modèles généraux de la structure et du changement social et l’analyse rigoureuse des phénomènes historiques concrets.

Le parcours intellectuel d’Evans illustre également que l’« histoire de la société» ne suppose aucunement une adhésion au marxisme, que ce soit comme méthode d’analyse ou comme orientation politique. Evans a toujours affirmé qu’il n’avait jamais été marxiste ; dans son cours consacré à « l’histoire depuis les années soixante », il décrit même le présent comme relevant de « notre société post-marxiste », reprenant ainsi l’opinion largement répandue selon laquelle le marxisme appartiendrait désormais au passé.

 

3d L’apport de Geoff Eley

Geoff Eley, autre grand historien britannique de l’Allemagne, a apporté une contribution majeure au débat sur l’« histoire de la société » et sur ses possibles usages. Sa réflexion mérite une section à part.

Tout d'abord, en octobre 1990, il a rédigé un article intitulé « Is All the World a Text ?  ‘De l'histoire sociale à l'histoire de la société’ deux décennies plus tard ». 

Dans cet article, Eley souligne combien l’optimisme et la conviction qu’un consensus se dessinait autour de l’« histoire de la société », tels qu’exprimés par Hobsbawm en 1971, sont devenus, vingt ans plus tard, difficiles à maintenir. Il écrit notamment :

La social history est devenue l’un des lieux d’incertitude épistémologique générale qui caractérise de larges pans de la vie académique et intellectuelle dans les sciences humaines et sociales à la fin du vingtième siècle.  (p. 1)

Il en conclut que l’écriture d’une histoire de la société n’est plus l’objet d’un accord unanime.

Quinze ans après son article, Eley, dans son livre A Crooked Line: From Cultural History to the History of Society (2005) actualise et approfondit son propos :

Eley explique que

D'une part, l'ambition antérieure d'une « histoire totale », d'écrire l'histoire de la société d'une manière intégrée et holistique, a été radicalement remise en question [...] Maintenant, il est possible de maintenir une certaine version de cette revendication (par exemple, la possibilité de considérer tous les phénomènes et pratiques dans leurs dimensions sociales), mais la forme la plus forte de l'argument – « tenter de comprendre - toutes les facettes de l'existence humaine en termes de leurs déterminations sociales », comme je l'ai dit - est devenue très problématique.  Comme je l'expliquerai plus loin, la conception matérialiste confiante de la totalité sociale - la « société » dans ses formes sociologiques marxistes et non marxistes - a cessé, pour de nombreux chercheurs en sciences sociales et théoriciens de la culture, d'être la croyance organisatrice naturelle. Mais d'un autre côté, un nombre considérable d'ouvrages de sociologie historique continuent d'être rédigés, comme auparavant, dans le cadre de la problématique établie de la formation de l'État, de l'essor du capitalisme, du développement politique comparatif, des révolutions, etc… (p.10).

 Comme il le souligne, les approches matérialistes, à l’instar de celles défendues par Hobsbawm, ont été remises en cause sous l’influence d’analyses aussi variées que la pensée foucaldienne, la critique littéraire féministe et l’analyse du discours. Il note notamment que le « marxisme vulgaire » a fait l’objet de vives attaques (Eley 1990 : 4) et que la théorie du genre ainsi que les études sur la mémoire gagnent progressivement en importance (p. 7).

De surcroît,

des domaines majeurs — l’histoire du travail, la formation des classes sociales, la citoyenneté et la sphère publique, ainsi que l’étude de la culture populaire — sont tous profondément transformés par l’intégration d’une perspective de genre (p. 7). 

Il illustre ce bref passage par plus de trente références en notes de bas de page, renvoyant aux travaux historiques des auteurs qu’il cite.

Il s’agit ici d’identifier les courants de pensée dominants parmi les historiens universitaires. Puisque le nombre d’universités et de chercheurs a continué à croître rapidement entre 1970 et 2020, le déclin de la popularité de l’approche matérialiste de l’« histoire de la société » ne signifie pas pour autant que ce courant ait disparu. De nombreux ouvrages continuent d’être publiés dans cette perspective.

Ainsi, l’un des prix les plus prestigieux en histoire, le Herbert Baxter Adams Award, décerné chaque année par l’American Historical Association (qui compte quelque dix mille membres) à un ouvrage sur l’histoire européenne, récompense parfois des travaux s’inscrivant dans la lignée de Hobsbawm. C’est le cas, par exemple, de Forging Global Fordism de Link (2021), de Class Formation and Urban-Industrial Society: Bradford, 1750–1850 de Koditschek (1991), ou encore de Technology and Society under Lenin and Stalin de Bailes (1979).

La seconde contribution majeure d’Eley à la discussion est son ouvrage de 2005, A Crooked Line : From Cultural History to the History of Society (Une ligne tordue : de l’histoire culturelle à l’histoire de la société), dont le titre renvoie directement à l’article de Hobsbawm. Eley entreprend de retracer, depuis les années 1950, les évolutions clés de l’historiographie : d’abord l’essor puis la transformation de l’histoire sociale, suivis de l’épanouissement et la diversification de l’histoire culturelle. Au fil de son propos, il cite plusieurs dizaines d’historiens, dont le travail dépasse largement ce qu’un lecteur peut espérer maîtriser dans le détail.

Il se donne pour objectif d’analyser « comment le passé se transforme en images saisissantes et en récits cohérents » et « en raisons d’agir » (p. 9). Sa conclusion majeure souligne le rôle déterminant de la politique, au sens le plus large : les objets d’étude et les questions posées dépendent étroitement du contexte politique vécu par les historiens et des intérêts de groupe qui structurent leur vision du monde. Eley s’attaque tout particulièrement à ce qu’il nomme l’« historiographie whig », c’est-à-dire à cette propension à croire à un progrès continu de la discipline, où ne seraient vraiment dignes d’être cités que les travaux les plus récents.

Pour structurer l’histoire de la discipline, Eley adopte une démarche semi-autobiographique. Les cinq chapitres principaux — « Devenir historien », « Optimisme : penser comme un marxiste », « Déception », « Réflexion » et « Défiance » — jalonnent les grandes étapes de son parcours professionnel.

Dans « Penser comme un marxiste », il passe en revue les apports fondamentaux des historiens marxistes britanniques et souligne le rôle déterminant des revues Past and Present (fondée en 1952) et Social History (1976). Il montre comment la créativité et la rigueur de chercheurs tels qu’Hobsbawm, Rudé, Samuel ou Morton ont profondément renouvelé l’histoire d’après-guerre. Simultanément, l’école des Annales en France a exercé une influence majeure outre-Manche, notamment grâce à la traduction des travaux de Bloch sur le « don royal » (Traduction anglaise publiée en 1973) et de Braudel sur La Méditerranée (Traduction publiée en 1972). En effet, Eley insiste sur le fait qu'il n'y avait "pas de démarcation claire entre les marxistes et ce que l'on appelait « l'école française ». 

S’il salue les acquis de la tradition de l’histoire sociale forgée par Hobsbawm et ses collègues, il présente le basculement vers l’histoire culturelle et l’analyse du discours comme un tournant salutaire, tout en en pointant le coût : les grandes interrogations analytiques — l’industrialisation mondiale au XXᵉ siècle ou la transition du féodalisme au capitalisme — semblent aujourd’hui reléguées au second plan, l’« histoire de la société » n’étant plus à la mode. Au final, son ouvrage demeure le récit passionnant d’une aventure intellectuelle marquée par une production historique en constante expansion.

Un dernier point marquant de l’ouvrage d’Eley, qui devrait attirer l’attention des historiens matérialistes, porte sur l’intensité des conflits entre écoles historiographiques. Il évoque notamment la période où les marxistes peinaient à trouver un poste dans les universités allemandes et décrit des affrontements à d’autres périodes où « bruit et fureur » accompagnaient les débats. Cette dimension mérite à son tour d’être explorée : en retraçant l’histoire de la discipline, il faut aussi s’interroger sur les ressorts matériaux de ces conflits au sein de l’« histoire financée par l’État ». Si, dans nos démocraties, l’État ne contrôle pas directement le contenu de la recherche universitaire, les structures disciplinaires—accès aux postes, modalités de financement, comités de sélection—peuvent lourdement peser sur l’agenda de la recherche historique. Or, la question matérielle de la production de l’histoire et de ses enjeux financiers reste presque absente du livre d’Eley.

 

3e Perspectives de genre et histoire de la société

Parmi les dynamiques ayant contribué à remettre en question la tradition de l’« histoire de la société », Eley souligne la montée en puissance des perspectives de genre. Ces quarante dernières années — parallèlement à la progression de la place des femmes dans de nombreux espaces publics, du football à la haute politique — ont vu se développer des approches historiques cherchant à rompre avec les récits dominés par des figures masculines, si courants dans l’historiographie traditionnelle. Ce tournant majeur dans l’écriture de l’histoire doit être replacé dans le contexte plus large du déclin de l’hégémonie de l’histoire sociale de type matérialiste.

Ce changement s’est manifesté à la fois par une augmentation du nombre de travaux portant sur les femmes et par une féminisation croissante de la profession d’historien. Cette tendance s’est nettement accélérée au fil des décennies. Ainsi, dans la collection Bloomsbury Historiography, près de 45 % des auteurs sont aujourd’hui des femmes, reflet d’une transformation profonde du paysage académique.

Le prix d’histoire mentionné plus haut (le prix Herbert Baxter Adams) illustre aussi cette évolution : ces dernières années, il a été attribué plus fréquemment à des historiennes — par exemple en 2010, 2014, 2015 et 2016. Ce constat ne doit pas masquer le fait que des femmes ont marqué la discipline dès le début du XXe siècle, bien que leur nombre ait alors été très réduit. Ainsi, Louise Fargo Brown a reçu le prix en 1911 pour ses travaux sur The Political Activities of the Baptists and Fifth Monarchy Men in England, et Violet Barbour en 1913 pour une biographie d’un ministre de Charles II. 

La question posée est de savoir s’il existe un lien entre la montée en puissance des femmes, à la fois comme autrices et comme sujets d’histoire, et le recul relatif de la perspective dite d’« histoire de la société ». Ce débat reste hautement controversé. Il est indéniable que les méthodes de recherche historique inaugurées par Von Ranke, tout comme l’analyse d’Hobsbawm du rôle du capital, de l’empire et des révolutions dans la transformation violente de millions de vies, s’appliquent aussi bien à la compréhension de l’existence féminine qu’à celle des hommes. Toutefois, la lenteur des progrès vers l’égalité des sexes a récemment conduit à porter un regard plus attentif sur la vie des femmes.

Dans de nombreux travaux, ce sont les mêmes concepts, méthodes et approches des sources qui servent à raconter l’histoire des femmes. Cela ne doit pas surprendre, puisque les grands événements historiques — famines, guerres mondiales, migrations massives, génocides — affectent rarement un seul sexe : les enjeux méthodologiques et les écueils sont souvent identiques pour tous les groupes sociaux.

Au cours des quarante dernières années, l’essor de l’histoire des femmes et des études de genre constitue un succès majeur, même s’il reste encore beaucoup à accomplir (Thom 2008). Non seulement les travaux historiques ont intégré de nouvelles données sur les femmes, mais la définition même de la source historique s’est élargie : archives privées, journaux intimes, dossiers matrimoniaux, témoignages d’accouchement ou de vie religieuse, autant de matériaux jusque-là négligés. Ainsi, des monographies dédiées à l’expérience féminine — dot, maternité, vie conventuelle — ont vu le jour. Plus important encore, il a été démontré que toute histoire « aveugle au genre » occulte des dynamiques centrales de la vie sociale (Bock 1989). Comme l’écrit succinctement Joan W. Scott : « L’histoire des femmes n’est pas l’histoire de la moitié de l’humanité, mais l’histoire de toute l’humanité » (Bock 1989 : 12). Par ailleurs, la recherche contemporaine souligne la nécessité de ne pas circonscrire l’étude des femmes à leur rapport aux hommes, et de porter un même intérêt aux relations entre femmes — parenté, amitié, solidarité ou rapports de pouvoir.

Il n’existe aucune raison intrinsèque empêchant une approche matérialiste de l’histoire de la société d’intégrer pleinement les questions de genre. Pourtant, Hobsbawm, E. P. Thompson et leurs contemporains — comme une grande partie des historiens de leur génération — présentaient un « angle mort » en la matière. On donne souvent l’impression que l’essor de l’histoire culturelle et la remise en question de l’objet historique traditionnel coïncident avec l’émancipation progressive des femmes. Certains en déduisent que l’histoire sociale d’inspiration matérialiste serait, de fait, incapable de rendre compte de l’histoire des femmes, dans la mesure où la discipline historique — à l’instar de nombreuses autres branches du savoir — aurait été fondée par un milieu professionnel masculin afin de servir prioritairement des intérêts masculins.

Cette critique s’inscrit dans un débat politique et philosophique plus vaste, portant sur la nature de la société moderne : est-elle essentiellement patriarcale — c’est-à-dire organisée au profit des hommes — ou fondamentalement structurée au bénéfice de petites élites économiques, ces « un pour cent » qui concentrent le pouvoir et la richesse ?

Il est intéressant de noter que les formulations les plus radicales de cette thèse—affirmant que les méthodes historiques traditionnelles sont irréductiblement genrées et inopérantes pour l’étude des femmes—proviennent souvent de cercles extra-universitaires. Néanmoins, plusieurs historiennes féministes académiques ont elles aussi appelé à repenser les catégories et les outils d’analyse pour que l’histoire sociale puisse réellement embrasser toutes les expériences, y compris celles des femmes.

Diane Purkiss (1996), lorsqu'elle examine l'attitude des historiens (essentiellement masculins) à l'égard de l'histoire de la sorcellerie, insiste :

Ayant créé un mythe puissant dans lequel l'enquêteur masculin du siècle des Lumières est un grand héros luttant contre diverses ténèbres plus ou moins féminines, les historiens n'ont pas été très pressés d'abandonner leur fantasme en faveur de théories et de méthodologies alternatives... (p.69).

 

Et ailleurs, elle déclare que "le discours des théories académiques sur la sorcellerie est encore un discours masculin, composé pour la voix masculine. [Le] primitivisme de la sorcière renforce l'idée que les historiens se font d'eux-mêmes en tant que personnes rationnelles, scientifiques et éclairées" (p.60). Bien que cela ne soit pas précisé, l'idée est que la vision et la méthodologie des historiens masculins sont fatalement faussées par les préjugés patriarcaux.

 Si on met de côté ces objections plus radicales, voire polémiques et difficiles à étayer, l’idée selon laquelle l’histoire sociale – y compris l’“histoire de la société” – a longtemps négligé la vie des femmes dans le passé est aujourd’hui largement partagée et fait désormais l’objet d’un consensus. Alexander, Davin et Hostettler (1979) répondirent directement aux travaux d’Eric Hobsbawm en soulignant que celui-ci, comme bien d’autres, avait simplifié à l’excès la relation des femmes au travail salarié au XIXe siècle. Il avait postulé la domination d’un modèle de “femme au foyer” qui s’avère, à l’examen, bien plus instable et diversifié que ne le laissait entendre la vulgate historiographique.

D’un point de vue historiographique, leur article revêt une importance particulière. Publié en 1979, à une époque où les perspectives de l’histoire des femmes étaient encore marginales, il tranche par son audace et sa rigueur. Il est en outre signé par trois autrices – fait presque inédit dans History Workshop Journal, la revue qui l’a accueilli. Il n’est pas interdit de penser que ce collectif d’auteures a ressenti le besoin de s’unir pour affronter l’autorité intellectuelle d’un géant tel que Hobsbawm, lorsqu’il s’agissait de démontrer ses erreurs. L’histoire de l’histoire, c’est aussi celle de la lente émergence de voix marginalisées qui réclament d’être entendues.

 

4. À l’avenir

Quel avenir réserver à « l’histoire de la société » ? L’appel lancé par Eric Hobsbawm dans son article de 1971 avait pour objectif principal de prolonger les acquis de la « nouvelle histoire sociale », qui avait rompu avec l’habitude de se focaliser exclusivement sur les grands hommes, les lois, la diplomatie et les conflits. Selon lui, cette approche ouvrait la voie à une compréhension plus globale des processus de transformation sociale.

L’existence même du recueil History after Hobsbawm (2018), dirigé par Patrick Arnold, John Hilton et Tim Rüger, témoigne d’ailleurs de la nature incontournable des perspectives de Hobsbawm. L’ouvrage rassemble notamment des contributions qui appliquent la même philosophie hobsbawnienne à l’histoire globale et à l’histoire postcoloniale. Dans un chapitre, Chris Wickham parle de « faire de l'histoire globale à l'époque médiévale ».  Dans un autre, Frank Trentman examine la question des « histoires matérielles du monde : échelles et dynamiques ». Ce dialogue entre anciennes et nouvelles méthodes montre que, loin de s’éteindre, l’histoire de la société continue de se réinventer et de s’inscrire au cœur des débats historiographiques.

 

L’intérêt croissant pour l’expérience vécue par les gens ordinaires dans le passé s’est indéniablement approfondi et diversifié au cours des cinquante dernières années. La demande d’histoire, comme nous l’avons vu, semble insatiable — portée sans doute par des transformations profondes telles que l’expansion de l’enseignement supérieur, l’allongement du temps libre et les possibilités inédites offertes par les nouvelles technologies de la communication.

Des programmes télévisés populaires, tels que Edwardian Farm, Back in Time for Brixton ou Victorian Pharmacy, diffusés par la BBC, ont attiré des millions de téléspectateurs à chaque épisode. Les politiques muséales vont dans le même sens : l’Imperial War Museum, par exemple, a entièrement repensé en 2014 ses galeries sur la Première Guerre mondiale pour y mettre en valeur les vécus individuels. Même si l’« histoire de la société » a donc perdu de sa centralité dans le monde universitaire, elle reste vivante et influente dans d’autres sphères, qu’il s’agisse des médias, des musées ou du grand public. On pourrait y voir une réalisation partielle du projet qu’appelait de ses vœux Eric Hobsbawm.

Mais qu’en est-il du lien entre l’expérience individuelle et la structure d’ensemble de la société ? Difficile de prédire les évolutions futures de cette articulation. Le rejet du marxisme, longtemps perçu comme étant associé à la tyrannie stalinienne, pourrait-il s’atténuer, à mesure que le souvenir de la guerre froide s’estompe et que les tensions sociales croissantes ravivent l’intérêt pour Marx dans le débat public ? Et comment les mutations néolibérales des universités à l’échelle mondiale influenceront-elles les formes d’histoire valorisées dans ces institutions? Le type de savoir historique encouragé — critique ou consensuel, structurel ou individualisé — dépendra sans doute, comme toujours, des rapports de force intellectuels et politiques du moment.

 

Nous avons identifié trois ou quatre facteurs majeurs ayant contribué au déclin de l’« histoire de la société ». Ces dynamiques resteront-elles aussi influentes dans les années à venir ? Richard J. Evans (2016) estime que l’apogée du postmodernisme — et de son scepticisme radical à l’égard de la possibilité d’écrire des vérités historiques — est désormais révolue, et que cette doctrine exercera un poids moindre à l’avenir. L’histoire culturelle, en revanche, demeure vigoureuse et semble conserver toute sa vitalité.

Certaines évolutions récentes dans le champ historiographique pourraient néanmoins favoriser un renouveau de l’histoire de la société. La volonté croissante de dépasser les cadres eurocentriques et de produire des récits mondiaux interconnectés a remis sur le devant de la scène des problématiques structurelles à grande échelle. Barbara Weinstein le soulignait déjà en 2005 : poser la question « Comment la domination occidentale est-elle devenue possible après 1800 ? » revient à recentrer l’analyse sur les processus sociaux, économiques et politiques globaux — soit précisément le type de problématique que l’histoire de la société est apte à traiter.

La montée progressive de l’histoire mondiale (global history), loin d’être un simple effet de mode, réactive plusieurs des priorités analytiques de Hobsbawm. La vitalité de ce courant se manifeste notamment dans les travaux publiés par le Journal of World History, fondé en 1990 et toujours actif. Bien que l’histoire de la société y soit minoritaire en apparence, elle y reste bel et bien vivante. Parmi les ouvrages récemment recensés dans ses pages, on peut citer A Local History of Global Capital: Jute and Peasant Life in the Bengal Delta de Tariq Omar Ali, A Thirst for Empire: How Tea Shaped the Modern World d’Erika Rappaport, ou encore Ecology and Power in the Age of Empire: Europe and the Transformation of the Tropical World de Corey Ross — autant de titres qui réaffirment la pertinence d’une approche sociale, matérielle et mondiale de l’histoire.

Weinstein (2005) va jusqu’à suggérer que l’engouement pour les «micro-histoires» culturelles, très en vogue dans les départements d’histoire des années 1980-1990, est désormais à bout de souffle. Dans d’autres champs de la recherche, d’ailleurs, l’intérêt pour une histoire véritablement globale s’est affirmé ces dernières décennies. L’ancienne pratique de l’« histoire des idées » — souvent réduite à l’étude des influences mutuelles entre « grands auteurs » sans rapport avec leur contexte social — a ainsi cédé le pas à une “histoire intellectuelle” plus attentive aux interactions entre pensée et société.

Dans mon propre domaine de recherche,  sur l’histoire de la musique populaire, la tendance récente consistant à interroger le pourquoi des désirs de fantasmes et de loisirs propres à une génération donnée illustre la même orientation. On peut donc penser que les défenseurs de l’« histoire de la société » ont quelques raisons d’estimer que leur verre est à moitié plein, leurs priorités retrouvant un certain avenir. Reste toutefois que les historiens sont presque toujours incapables de prédire ce que sera l’année prochaine ; il conviendra donc de ne pas céder à un optimisme excessif.

 

Conclusions

Si Eric Hobsbawm, qui lança au début des années 1970 un appel en faveur d’une « histoire de la société », était bien un historien marxiste, nous avons vu que cette expression ne désigne pas exclusivement une approche marxiste de l’histoire. Hobsbawm lui-même situait sa démarche dans un cadre plus large :

[…] nous avons eu la chance d’appartenir à une génération mondiale d’historiens qui ont révolutionné l’écriture de l’histoire entre les années 1930 et le tournant historiographique des années 1970. […] Ils ne formaient pas une école idéologique, mais étaient engagés dans la lutte de la ‘modernité’ historique contre l’ancienne historiographie rankéenne, que ce soit sous les bannières de l’histoire économique, de la sociologie et de la géographie françaises comme avec les Annales, du marxisme ou de Max Weber. (cité par Evans, 2019 : 657)

L’« histoire de la société » peut donc s’inscrire dans des orientations idéologiques diverses. Il reste néanmoins juste d’affirmer qu’elle a permis, à une certaine époque, l’émergence et la légitimation d’une manière marxiste d’écrire l’histoire. À l’inverse, une approche postmoderniste fondée sur l’idée que «tout est discours » a eu tendance à rendre impossible une histoire marxiste cohérente.

Le fait que l’« histoire de la société » ne se soit jamais affirmée comme courant unifié, avec sa revue propre et ses manifestes programmatiques, explique en partie la difficulté à cerner sa trajectoire. De plus, ses détracteurs – qu’ils la jugent obsolète, insuffisante ou idéologiquement dépassée – l’ont rarement critiquée de manière frontale. Tenter de retracer son destin au cours des 52 années écoulées depuis l’article de 1971 revient dès lors à suivre le parcours d’une vague dans un tsunami : réelle, identifiable, mais inséparable d’un mouvement plus vaste et plus tumultueux de renouvellement historiographique.

Néanmoins, il est manifeste que l’« histoire de la société » s’est donné pour priorité de repérer des facteurs matériels permettant de construire un récit englobant. Cette ambition a été contestée, d’une part, par ceux qui la jugeaient trop proche du marxisme — et considéraient que le marxisme n’avait plus grand-chose à offrir au monde contemporain —, d’autre part, par ceux pour qui toute entreprise narrative était devenue problématique dans un contexte intellectuel où le réel n’est plus appréhendé qu’à travers des discours, sans référence stable à une réalité extérieure. Elle a également été critiquée par ceux qui la tenaient pour incapable d’intégrer pleinement l’histoire culturelle, l’histoire des femmes ou les deux.

Les priorités formulées par Hobsbawm ont longtemps exercé une influence marquante sur l’écriture de l’histoire sociale. Cette centralité a parfois suscité le rejet, en particulier de la part de nouvelles générations d’historiennes et d’historiens soucieux de se démarquer de ce qu’ils percevaient comme une manière « installée » de faire de l’histoire. Je n’ai pas traité ici de l’histoire subalterne, de l’histoire noire ou de l’histoire queer, qui ont parfois reproché à l’histoire sociale traditionnelle de rester centrée sur des perspectives relativement privilégiées, et ne l’ont pas toujours jugée réformable (Goldberg et Menon, 2005).

Aujourd’hui, l’histoire et la mémoire occupent une place de plus en plus visible dans nos sociétés. La prolifération des plaques commémoratives, des musées de toutes sortes, des romans historiques documentés, des sites de généalogie, des émissions télévisées sur le passé, ou encore les controverses sur les statues dans l’espace public et les débats sur les réparations liées aux injustices historiques, en témoignent. Ces phénomènes traduisent un intérêt croissant pour la vie des gens ordinaires, et en particulier pour celle des groupes subalternes. Les partisans d’une histoire « par en bas » ont de quoi s’en réjouir. Et, en dépit des polémiques sur les contenus scolaires, il est peu probable que l’histoire retourne durablement à l’ancienne perspective des « grands hommes et des grandes lois ».

Quant à la place plus spécifique de l’« histoire de la société », elle est, dans le champ universitaire, devenue nettement moins centrale au fil des décennies. Cela dit, la quantité croissante de travaux historiques publiés aujourd’hui laisse paradoxalement beaucoup de place à la coexistence de multiples approches, y compris celle-ci.

 

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